VERSION(S) FARMER SANS CONTREFAÇON

Tenues incorrectes exigées

Mylene Farmer est un paradoxe, un réel mystère, une énigme unique dans la chanson : à la fois megastar populaire capable de battre tous les records d’audience et d’affluence, et reine imperceptible d’un royaume secret, divinité vivante vénérée qu’aucun média ne réussit vraiment à saisir, tant le monde qu’elle a su créer est singulier, personnel, labyrinthique et tortueux. C’est dire si les hommages souvent sous forme de reprises, plus ou moins inspirées au fil des 4 décennies de son règne, qui lui ont été rendus jusqu’à présent, se sont avérés osés, voire dangereux et fatals. Son dernier album « L’Emprise » réalisé par Woodkid a définitivement achevé de consacrer la star, désormais (aussi) respectée par le monde de la hype, tant et si bien que le magazine électro branché TRAXX vient de lui consacrer un numéro spécial et que la Maison de la Radio lui a offert une soirée hommage le 22 janvier dernier, faisant défiler 17 artistes, venus se frotter au difficile exercice de la reprise. Nous étions sans contrefaçon à ce spectacle parfois sans logique dont le mot d’ordre était de la tenue incorrecte exigée…

Les privilégiés qui se pressent à la maison de la Radio et faisant la queue déjà trop tôt devant le studio 104 avouent ne pas savoir à quoi s’attendre avec ce « Version(s) Farmer sans contrefaçon » proposé par Didier Varrod, le directeur musical des antennes et Directeur du classieux Hyper Weekend Festival : l’annonce d’un concert hommage à Mylène Farmer autour de quelques noms surprenants tels que Benjamin Biolay, Juliette Armanet ou encore Malik Djoudi (pour ne citer qu’eux). On n’en saura pas plus jusqu’aux premières notes devant un public sage et bienveillant, où il se murmure que la star elle-même est venue assister à son hommage.

Indépendamment de la teneur même de l’exercice et surtout de la difficulté à l’exécuter, tout ce qui touche à Mylène Farmer est un événement, avant même son premier souffle et sa première pierre. Ici et ce soir, c’est la première fois que l’idole est la reine de Radio France, rempart que jusqu’à présent, elle n’avait pas vraiment réussi à surmonter, trop ou pas assez. Didier Varrod en a eu l’idée après l’hommage à Dominique A l’an passé, et s’est lancé le défi de faire entrer Mylène Farmer quelle qu’en soit sa forme. Il dit d’ailleurs dans le livret distribué à l’entrée comme dans les grands soirs de gala : « « Version(s) Farmer sans contrefaçon », c’est enfin rendre hommage à un répertoire qui a marqué l’histoire de notre pays et qui atteste plus que jamais d’une relation au monde libre, attachée aux valeurs de progrès dans une société qui se rêve définitivement inclusive ».

Défi gagné d’avance sur l’abscisse du succès, moins ordonné sur la scène du 104. En effet, ce concert par procuration prévu à 17h30 a été doublé face à la demande du public avec une seconde représentation à 22h30. Deux sessions archi-complètes bien sûr. Sans rien avoir vu. Sans rien avoir su, et qui a fait émerger un tourbillon de sentiments comme rarement un concert aura pu en engendrer au public surpris…

Accompagnés par un quatuor electro constitué de Clanbaster, Louis Delorme, Trypheme et Bastien Doremus qui assure la direction artistique musicale, 16 artistes se succèdent comme dans un radio-crochet, sans transition aucune, venant livrer leur version Farmer de l’un de ses tubes emblématiques couvrant 40 ans de carrière, rejoint par une artiste surprise (sur la première représentation). Bastien Dorémus et ses acolytes ont su réinventer les partitions des chansons de l’icone rousse, transformant des tubes nostalgiques du top 50 en morceaux avant-gardistes, organiques et profonds, distillant la voix de la chanteuse dans chacune de leurs (re)créations, fantomatique, énigmatique, aérienne, faisant le lien évident entre chaque version. L’esprit Farmer est probablement là. C’est en tendant l’oreille vers ces chirurgiens du son, cachés derrière leur machine en arrière-plan, que l’on réalise à quel point l’œuvre de Mylène Farmer s’inscrit dans le temps et le patrimoine et peut se distordre, se décomposer, se déstructurer, en restant du Mylène Farmer. Si le pari est réussi côté Doremus, il faut avouer qu’il est plus aléatoire côté micro, oscillant entre profonde incarnation et défi karaoké.

C’est Juliette Armanet qui ouvre la soirée en reprenant un « California » plutôt classique et propre, sans les grands reliefs de la Californie qu’elle chante. C’est pourtant l’une des meilleures prestations de la soirée tant elle a choisi de coller à son modèle sans risque mais sans sortie de route.

Du côté des bonnes surprises associées à des prises de risque, on saluera la singularité de Fishbach qui met ce qui l’incarne, à savoir sa posture de sombre équilibriste destroy, au service de « Sans logique » dans une version hypnotisant. On applaudira l’énergie girlie-rock de P.R2B sur « Fuck Them All » en mode dub step décomplexé où la jeune artiste emmène dans son univers ce tube emblématique et finit par se l’approprier totalement. On se laissera envoûter par la splendide version légèrement orientalisante de « Ainsi soit je » par Aurélie Saada. On se laissera séduire par la proposition culottée de Bilal Hassani et Yelle pour un « Sans contrefaçon » en mode siamois et on sera totalement conquis par Paloma, gagnante éduquée de RuPaul Drags Race France, fan avouée de Mylène Farmer, qui a choisi de reprendre le poème de Baudelaire « L’Horloge » dans sa version « Live 2019 ». On aimera aussi Vendredi Sur Mer et « Je t’aime Mélancolie » et Marie-Flore avec « XXL ». On sentira que Malik Djoudi ne s’est pas senti à l’aise sur son « Rêver », davantage au piano sur « Libertine » mais son charme délicat et solennel opère comme toujours. Délicat aussi, David Numwami sur « Désenchantée » en duo avec Juliette Armanet, une voix, une révélation.

Benjamin Biolay n’a fait que passer hélas sur le duo « Regrets » (avec Marie-Flore, sobre, beau) tandis qu’on l’attendait, plus généreux sur un second titre. Il n’en fut rien.

Mais la véritable star de la soirée fut Charles de Vilmorin qui a habillé cette création, faisant corps à corps avec les styles de Mylène Farmer et son univers qu’il décrit comme « sombre et poétique qui m’inspire et correspond à mon travail ». Ce jeune créateur a repris les couleurs qui ont dessiné l’image de la star : le rouge sang que l’on retrouve sur la robe de Paloma qui rappelle la cape du final du live 2019 sur « L’Horloge », la robe sang des sœurs siamoises Bilal/Yelle sur « Sans contrefaçon » évoquant la folie exprimée dans le clip (marqué par la présence de l’actrice Zouc) mais aussi le noir, clérical et bouleversant d’élégance de Malik Djoudi sur « Rêver », le cuir de Fishbach qui lace le corps sur « Sans logique » ou encore la sculpturale robe de plumes qui rappelant le corbeau de « L’autre » parfaitement portée par Marie-Flore, le blanc des camisoles et de la folie portée par Vendredi sur Mer pour « Je t’aime mélancolie » sous la forme d’une robe longue et ample, comme un nuage de liberté. Mais aussi le mélange de couleurs : sur Aurélie Saada, en sublime robe plissée, ou encore sur Juliette Armanet dont le haut rappelle celui que Mylène Farmer portait sur son « California » pendant le live 2019. Ce défilé de Charles de Vilmorin est une totale réussite et marque la naissance d’un grand nom.

Enfin, cerise sur le gâteau pour les chanceux de la première séance, une invitée surprise a refermé cette compilation-hommage pour une reprise totalement hallucinante de « Libertine » : Christine and the Queens, Chris, enfin Redcar, résumant finalement en une seule prestation ce défilé d’artistes. Qu’elle séduise ou qu’elle agace, Redcar incarne une nouvelle « Libertine », un tourbillon musical et vocal époustouflant.

C’était périlleux. Osé. Courageux. Dangereux. Vénéneux. Dérangeant. Ensorcelant. Lassant. Envoûtant… Pendant une heure et demie, c’est un enchaînement de vagues subversives et consensuelles, déroutantes et fascinantes que le public a reçues, autant de tenues incorrectes exigées, comme la reine rousse, elle-même, en proposait parfois lors de ses prestations, divisant par là-même les spectateurs en recherche de variété plus attendue. Une épreuve autant qu’une expérience, où chacun aura fait son choix de favoris et de favorites dans cet enchevêtrement d’artistes et de générations aux inspirations parfois exaltées, parfois manquantes qui, comme Mylène Farmer, n’ont laissé absolument personne indifférent.

Gregory Guyot.

Photos : Gregory Guyot (DR / JSM) / Illustration page de gauche extraite du livret par Charles de Vilmorin.

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