GAUVAIN SERS
La poésie du quotidien
En trois albums, dont le dernier « Ta place dans ce monde », Gauvain Sers s’est véritablement installé comme le plus évident héritier d’un Renaud, dont il partage l’accent gouailleur, le regard empreint de tendresse et de poésie, et surtout une plume vive et imagée, sans pareil pour raconter des histoires et dresser des portraits plus vrais que nature de ces héros du quotidien, oubliés, invisibles et pourtant essentiels. Dans un café proche de ce Canal Saint-Martin qui lui est cher, Nous l’avons rencontré et il s’est livré à Je Suis Musique avec cette sincérité et cette sensibilité qui transpirent de ses chansons, toujours ciselées de façon artisanale, dans la grande tradition de la belle chanson française…

– Ton nouvel album s’est classé en tête des ventes dès sa sortie : t’y attendais-tu ?
J’essaie de ne me pas trop me poser de questions avant la sortie d’un album. L’accueil des deux premiers albums avait été une bonne surprise, donc j’avais un petit espoir que ça continue et que les gens soient fidèles, mais il y a toujours un doute. Surtout après la période que nous avons traversée, les artistes pouvaient se demander si les gens ne nous avaient pas oubliés, avaient encore envie d’aller dans les magasins pour acheter des albums… C’est un geste fort aujourd’hui d’acheter un disque. J’étais plutôt rassuré de constater que les gens avaient envie de connaitre le troisième chapitre de cette histoire, et surtout rassuré des retours : au-delà du fait d’acheter le disque, il faut que les gens aiment les chansons ensuite. J’étais heureux également qu’ils l’apprécient comme un album entier. Il n’y a pas une chanson qui se détache : toutes ont été citées par les gens, et ça me fait très plaisir, parce que j’ai mis autant d’énergie dans chacune des douze chansons, et parce qu’on écoute moins la musique comme ça aujourd’hui. Or, elles ont toutes leur importance pour moi, même si j’ai mes petites préférées…

– Les photos ont été réalisées sur les toits de Paris par Frank Loriou : as-tu le sentiment d’être parisien à présent ?
Par la force des choses, j’habite à Paris, et je suis parisien. Depuis le premier album, j’ai toujours écrit des chansons sur Paris, même si effectivement pour cet album, la pochette a été réalisée sur les toits de Paris, par référence à une chanson. Peut-être aussi qu’inconsciemment, après « Les oubliés », j’avais envie de rééquilibrer les choses. Comme je me sens entre les deux, j’avais envie de raconter les choses comme elles sont : j’ai été assez vite catalogué comme le mec qui défendait la campagne, et c’est effectivement une part importante de moi, de mes racines, mes origines… Je n’aurais pas écrit les mêmes chansons si je n’avais pas grandi là-bas, y compris sur cet album. Mais je me sens aussi très parisien. Je suis arrivé ici à 17 ans, même si j’ai habité dans d’autres villes aussi. Précisément, je vis ici depuis 2013 : ça commence à compter… Et surtout, Paris reste une grande source d’inspiration. J’ai vécu la période d’écriture de l’album à Paris, donc forcément, cela a imprégné les sujets des chansons.

– Quels sont tes quartiers préférés ?
J’aime bien l’Est parisien ; c’est là où je me sens le plus chez moi. Le canal Saint-Martin est mon quartier. J’ai déménagé six mois avant le premier confinement, et s’il n’y avait pas eu les bords du canal, j’aurais vraiment pété un cable. Quand j ‘y repasse aujourd’hui, j’ai toujours une pensée pour les balades que j’y faisais pendant cette période, pendant lesquelles je réfléchissais à des chansons. J’étais en phase d’écriture, en recherche d’une phrase, d’une chute, d’un angle d’attaque pour une nouvelle chanson, si bien que je garde une tendresse particulière pour cet endroit. Il me renvoie aussi à l’univers d’Amélie Poulain, à Jean-Pierre Jeunet, devenu un ami maintenant. J’ai aussi une grande affection pour le vingtième où j’ai pas mal habité, un quartier populaire dans lequel je me sentais très bien aussi. Et enfin, j’aime beaucoup le Marais, mais pour d’autres raisons : c’est le quartier historique de Paris, et c’est là que se trouve Le Connétable, qui est un peu mon QG, là où j’ai démarré… J’ai l’impression qu’il y’a plusieurs villes dans la ville : c’est ça qui est chouette aussi à Paris.

– Ton image est liée à ta casquette en velours marron : t’arrive-t-il de t’en sentir prisonnier ?
C’est vrai qu’il m’arrive de l’enlever par jeu, notamment sur les réseaux sociaux. C’est drôle parce que c’est la première chose que les gens commentent ! Mais je ne m’en sens pas prisonnier, sans quoi je l’aurais retirée depuis longtemps. En tout cas, quand je sors de chez moi, ou que je monte sur scène, j’ai besoin de la porter. C’est davantage un besoin qu’un artifice. Inconsciemment, je me sens bien avec. C’est difficile à expliquer. Mais le jour où je n’éprouverais plus ce besoin, je l’enlèverai. Je pense que ce jour arrivera ! Il faudra juste que je le fasse avant la calvitie (rires) !

– Au 3ème album, on parle souvent d’album de la maturité : comment le définirais-tu toi-même ? Quelles évolutions as-tu voulu y apporter ?
Au niveau de l’écriture, j’ai évolué sur les thèmes abordés. Evidemment, je n’écris plus sur les mêmes sujets qu’au premier album, dans lequel il y avait beaucoup d’insouciance, d’innocence et de fraîcheur. C’était aussi le « best of » de toutes mes premières chansons. Il n’y a pas forcement une recherche de cohérence sur un premier album. Pour le deuxième, qui est arrivé hyper vite, j’avais pas mal de chansons. J’ai du faire du tri, mais c’était la suite assez logique du premier, portée par la chanson « Les oubliés ». Pour le troisième, il y a des sujets un peu nouveaux, d’autres plus personnels, sur lesquels je me mets un peu plus à nu. Sur certains, je suis caméra à la main, à essayer de parler de choses qui me touchent. Ce sont des chansons qui parlent aussi pas mal de moi. Même si je ne suis pas impliqué directement, sur « Le convoyeur» par exemple, je n’ai pas écrit cette chanson par hasard. Ce genre de fait divers m’a toujours fasciné : il y a un côté Robin des Bois dans cette histoire. Musicalement, j’ai clairement fait un pas de côté. Il y avait une couleur très Folk dans les deux premiers. Ils ont été enregistrés dans la même pièce avec les musiciens, et on a conservé la meilleure prise, un peu comme dans les années 60. J’aimais bien cette démarche très vivante finalement. Pour celui-ci, je suis allé chercher Renaud Letang, parce que j’adore son travail. Les albums de Souchon qu’il a réalisés sont des albums de chevet pour moi. Des années après, on peut toujours s’y replonger… Son travail reste intemporel dans la manière d’enregistrer et de mixer, tout en étant moderne et en phase avec l’époque. C’était un peu le curseur sur cet album : comment être à la fois dans l’air du temps, tout en restant écoutable dans 15 ans, sans être has-been ? Renaud est de ces mecs qui savent le mieux gérer cela. J’avais aussi le souci de rester épuré sur les morceaux, de ne pas trop en rajouter, de ne pas empiler des choses pour le plaisir, en surlignant les moments importants… Il y a aussi beaucoup plus de claviers, là où jusqu’ici les guitares drivaient les morceaux. L’ensemble respire un peu plus, et ça fait vraiment du bien, les chansons sont davantage mises en valeur : on les retrouve un peu comme elles ont été écrites, en guitare-voix ou piano-voix. Avec Renaud, on est vraiment partis de là…

– Dans quelles circonstances les chansons ont-elles été écrites ?
J’avais déjà cinq ou six chansons avant le premier confinement, mais je ne me projetais pas encore sur un album. Puis j’ai commencé à écrire « En quarantaine », « En première ligne », « 20 heures précises », qui ne parlaient que de la situation que nous vivions. Et puis, j’ai commencé à m’échapper de ces sujets, parce que je ne voulais pas faire un album qui ne parle que de confinement. « Le convoyeur » est arrivée, « La chanteuse de salle de bain», « Les toits de Paris », « Ta place dans ce monde »…
– « Ta place dans ce monde » est le premier extrait : as tu le sentiment d’avoir trouvé la tienne ?
Oui, je fais le métier que j’aurais rêvé de faire. Je ne me verrais pas du tout faire autre chose. Je me sens à ma place à la terrasse d’un café, à essayer de capter des moments de vie et d’en faire des chansons, mais également sur scène. Ce sont pourtant deux mecs différents, car je suis quelqu’un d’assez timide dans la vie, alors que je ne le suis pas du tout sur scène. Ces deux places sont complémentaires et essentielles pour mon équilibre.

– Quel métier aurais tu exercé sinon ?
Une chose est certaine, c’est que je n’aurais pas utilisé mon diplôme d’ingénieur : j’ai exercé pendant un an, et je n’étais clairement pas fait pour être dans un open space avec d’autres gens, et participer à un système que je ne comprends pas, et dans lequel je me sens mal à l’aise. J’ai besoin d’adrénaline, de me sentir vivant… Enfant, mon tout premier rêve était d’être tennisman professionnel, ou astronaute pour aller sur la lune. Je dis souvent pour déconner que j’aurais aimé être agent secret, mais quelque part, je le pense un peu (rires) !
– « Sentiment étrange » est un plaidoyer contre le racisme et le délit de faciès qui renvoie à « C’est déjà ça » de Souchon, ou « Lily » de Perret, à laquelle tu fais un clin d’oeil final…
Il y a effectivement tous ces clins d’oeil et toutes ces références dans la chanson. C’était pour moi la version 2021 de cette famille de chansons, qui ne sont pas si nombreuses finalement. C’est un sujet hyper casse-gueule, et j’ai mis du temps à trouver le bon angle. Ca se devait d’être un portrait pour moi, car c’est toujours plus puissant. Décaler l’angle de vue me semblait apporter quelque chose de nouveau par rapport à ces choses que tu cites. Le racisme a évolué dans sa forme, avec ce racisme ordinaire qui s’exprime au bar d’un bistrot, par le biais de petites phrases anodines… C’’est très insidieux dans notre époque et d’autant plus difficile à combattre, que ce racisme s’accompagne d’humour et d’un second degré qui font passer les choses. Pour autant, ça y participe grandement.
– As-tu rencontré Pierre Perret ? Sait-il que tu lui rends hommage avec cette chanson ?
Non. La veille de ma sortie d’album, j’étais invité par les Ogres de Barback à faire un duo avec lui, dans le cadre d’un hommage qui lui était rendu, à Pézenas. Je suis meurtri d’en avoir été empêché. Du coup, à l’initiative des Blankass, qui font un hommage à Bourges, je devrais le rencontrer. Je vais pouvoir lui faire écouter la chanson et lui dire mon admiration, parce que « Lily » fait pour moi partie du Top 20 dans plus grandes chansons françaises. Je la reprenais déjà sur ma première tournée en acoustique, quand je me produisais en duo. J’aime bien quand les chansons se répondent entre elles, et je le fais assez souvent entre mes propres chansons.

– « Elle était là » est dédiée à ta compagne Clotilde qui te suit depuis tes débuts : comment as-tu abordé cet exercice difficile de la déclaration amoureuse qui fait le lien avec « Pourvu » ?
C’est vrai que c’est complètement la suite de « Pourvu ». Il y a deux angles de vue dans cette chanson : celui de la reconnaissance envers quelqu’un qui a été là, qui a été une épaule dans des moments où moi-même je n’y croyais pas du tout. Et pour cause, quand on relit mes premières chansons, elles n’étaient pas terribles. Et puis, il y a ce regard dans le rétroviseur avec un petit sourire en coin, un peu espiègle de ces premières années. C’était la galère, mais de la belle galère : j’apprenais le métier et à me débrouiller. Les jolies choses ne tombent pas du ciel. Tout ce qui s’est passé depuis est assez fou, mais ça reste de belles années. La chanson est hyper personnelle…
– Comment l’a-t-elle reçue ?
Je pense qu’elle a été énormément touchée, mais ce n’est pas la première chanson que j’ai écrite sur elle, donc l’effet de surprise a été moindre. D’ailleurs, on a failli ne pas la mettre sur l’album. Je doutais un peu, en me disant que les gens n’allaient pas se reconnaitre dans ce ce thème, trop axé sur moi et sur la musique. En même temps, quand je la faisais écouter autour de moi, c’est celle qui touchait le plus les gens. Comme quoi, souvent les chansons les plus personnelles sont celles qui parlent le plus au public. Moi-même en tant qu’auditeur, quand un chanteur se met à nu et qu’il est sincère, je le ressens tout de suite et ça me bouleverse aussi. Mais quand on se retrouve de l’autre côté, c’est difficile d’en faire abstraction. C’est drôle parce que chacun a eu une lecture différente de la chanson : certaines m’ont dit que c’était un super hommage à ma mère (rires) !

– On compte plusieurs portraits de héros plus ou moins ordinaires du quotidien, comme « Le convoyeur » ou « Le kiosque » : t’inspires-tu de personnages existants ?
Ca dépend des chansons, mais en général, oui. « Le convoyeur » est un mélange de plusieurs choses. Je suis fasciné par ce genre de faits divers, comme je l’ai été par l’histoire de Tony Muselin, il y a quelques années, un convoyeur de fonds qui est parti avec la caisse. Il s’est rendu, a été condamné, est sorti de prison quelques années plus tard, mais on n’a retrouvé qu’une partie de l’argent… C’est ce qui m’a inspiré l’idée du pactole enterré sous le chêne à la fin de la chanson. Je suis aussi tombé sur un podcast sur Arte, dans lequel plein de braqueurs racontaient leur vie. C’était plus violent, avec l’usage d’armes, etc, alors que ce qui me fascine justement, ce sont ces personnages qui arrivent à leurs fins, sans violence et au nez de tous, tels des Robin des Bois… Ils arrivent à piquer de l’argent à des gens pour lesquels ce n’est pas bien grave finalement qu’on leur dérobe une toute petite part du grand pactole.

– « Cité Thimonnier »,inspirée du personnage de madame Colette, évoque en creux la solitude et la dépendance affective des personnes âgées : comment aimerais-tu vieillir ?
Je crois que je n’aimerais pas vieillir (rires) ! À 31 ans, j’ai déjà une certaine forme de nostalgie envers des choses de l’enfance ou du passé, même si j’adore le moment présent. Je n’arrive pas à me projeter dans l’avenir. Quoiqu’il en soit, j’essaierai de rester jeune d’esprit, de conserver une certaine forme d’insouciance et de curiosité. Je pense que c’est un état d’esprit. Aujourd’hui déjà, j’ai des amis qui ne sont pas de ma génération et dont j’ai l’impression qu’ils sont de mon âge. Alors, j’aimerais être comme eux, quand j’aurais la quarantaine bien passée… Ne pas devenir un vieux con serait déjà pas mal, même si je pense que les vieux cons ont sans doute été de jeunes cons (rires) ! En tout cas, au-delà de la vieillesse, le fait d’être enfermé dans une certaine forme de vie isolée, me chagrine par le manque d’ouverture à la beauté du monde que ça implique, mais ça me touche aussi, quand j’observe les rituels et les petites manies de ces personnes âgées… Il y a de la bienveillance et de l’humain derrière tout cela, mais je n’arrive pas à savoir si madame Colette a bien pris cette chanson inspirée de sa vie, parce qu’il y a inévitablement une forme de tristesse aussi.

– « La France des gens qui passent » ou « Les gens de l’ombre » traitent d’un thème récurrent dans ton répertoire et qui t’est cher : les oubliés… Aimerais -tu t’engager en politique de façon plus active ?
Je ne pense pas. Pour l’instant, la question ne se pose absolument pas. Il y a un vrai fossé entre la culture, l’art, la musique, d’une part, et la politique, d’autre part. La musique est là pour donner de l’espoir et faire rêver les gens, à la différence de la politique aujourd’hui. Je ne me vois pas m’encarter avec un parti ou un candidat. Si le faisais, il faudrait que je sois totalement en phase avec un parti ou un programme, et surtout avec la personne qui est derrière. Or, à ce jour, je n’ai pas trouvé la conjonction des deux.
– Peut-être alors à une plus petite échelle, comme maire d’une commune rurale ?
Alors ça, c’est très différent. Être maire d’une petite commune, ce ne sont pas du tout les mêmes enjeux. Quand je rentre en Creuse, je vois bien que les gens sont hyper attachés au côté humain, et à ce que le maire va faire concrètement pour sa commune. Ils se foutent de la couleur politique. D’ailleurs, bien souvent le maire n’est d’aucun parti et c’est très bien. Si le mec est dévoué à sa commune et prend les bonnes décisions pour réduire les fossés entre les gens, c’est tout ce qu’on attend de lui. Ça n’a rien à voir avec une élection présidentielle… D’ailleurs, on constate que les jeunes sont hyper engagés sur des sujets concrets, comme l’écologie, l’égalité des femmes, etc, alors qu’ils ne votent pas et c’est regrettable. Je trouve bouleversant que la jeunesse soit autant engagée en ce moment. Franchement, c’est une des grandes sources d’espoir aujourd’hui, parce qu’on est dans un monde où tout est fait pour diviser les gens…

– Avec le succès, quel est ton rapport à l’argent aujourd’hui ?
J’essaie de ne pas trop en avoir, de faire en sorte que l’argent ne soit pas au centre de mes choix. J’essaie de garder la même façon de vivre qu’avant, d’avoir le sens des priorités, de rester dans une certaine forme de simplicité et d’être dans la vraie vie. J’ai besoin de garder le contact avec la réalité pour continuer à faire des chansons comme les miennes. C’est hyper important pour moi. À cet effet, la Creuse me fait un bien fou quand j’ai des discussions avec des Creusois, avec des gens qui n’ont pas les mêmes problématiques. « Les oubliés » est née d’une lettre de Jean-Luc Massalon (n.d.l.r : son ancien instituteur), mais c’est typiquement une chanson de Creusois. Je ne l’aurais pas écrite si je n’avais pas été témoin du changement qui s’est opéré. J’ai conscience aussi que je suis privilégié. J’ai la chance de vivre très confortablement de mon métier. Le vrai luxe pour moi, c’est d’avoir cette liberté de me lever tous les matins, le sourire aux lèvres, pour exercer un métier que j’aime ! Ca n’a pas de prix ! On a bien vu, avec le confinement, cette prise de conscience chez des gens qui ont changé de métier ou de lieu de vie, du jour au lendemain ! Paris est la seule grosse capitale européenne qui perd des habitants en ce moment : c’est significatif …

– « En première ligne » rend hommage aux héros du confinement, dont on a pris conscience de l’importance pour le fonctionnement de la société : près de deux ans après, quel bilan dresses-tu de ce sursaut citoyen ?
Ces chansons constituent en quelque sorte la suite des « Oubliés ». Malheureusement, je garde un regard désabusé sur la situation de ces gens, en dépit du petit élan d’espoir qui est apparu pendant ces derniers mois. Ces moments où l’on applaudissait les soignants tous les soirs à 20 heures, franchement ça me donnait la chair de poule ! C’est en souvenir de ces moments-là que j’ai écrit « 20 heures précises ».
– Pourquoi ne pas l’avoir mise en musique, et t’être contenté d’en offrir le texte dans le livret ?
J’avais peur que ce soit trop ancré dans l’époque. Quelque part, je le regrette un peu, parce que j’aime vraiment bien ce texte, avec son double angle de vue. Je le mettrai peut-être en musique plus tard…
– Peut-être dans une version augmentée de l’album ?
Peut-être… C’est vrai que c’est à la mode de relancer les albums avec des bonus. J’ai quelques chansons d’avance, si c’était le cas. Je fais en sorte d’avoir toujours quelques chansons en stock pour une seule raison : quand j’ai fini un album, c’est tellement paralysant de se dire qu’il va falloir écrire douze chansons d’un coup pour le suivant, que je prends toujours de l’avance… Ca me rassure de savoir que j’en ai trois ou quatre de prêtes. Je n’ai jamais eu l’angoisse de la page blanche, mais peut-être justement parce que j’ai cette technique. Après, je n’écris pas tous les jours, mais j’essaie simplement de capter les chansons quand elles arrivent. J’ai le sentiment que je muris les sujets longtemps en moi, et que la chanson arrive à un moment qu’il ne faut pas que je loupe…

– « L’imprévue » traite justement de la volatilité de l’inspiration : exercice de style ou as-tu besoin d’un cadre et de dispositions particulières pour écrire une chanson ?
Non, vraiment, c’est très variable : il m’arrive d’écrire dans un café, et même dans le tourbus, comme je l’ai fait pour la fin des « Oubliés ». C’est pourtant le genre d’endroit où il est complètement impossible d’écrire, mais il me restait un couplet à écrire. J’étais à fond dans la chanson et il fallait que je la finisse. J’écris évidemment aussi beaucoup chez moi, à la même place, avec mes petites manies d’écriture. J’écris en Creuse, où j’ai du temps pour moi, de l’espace… Je peux marcher, faire les cent pas, jouer de la guitare très fort sans déranger personne… Je n’ai pas vraiment de rituels.
– « La chanteuse de salle de bain » pourrait être dédiée à tes fans : quelle image te fais-tu de ton public et quels rapports entretiens-tu avec lui, notamment via les réseaux sociaux ?
J’ai l’impression justement qu’il n’y a pas d’archétype, que je touche des gens de tous les âges. Je reçois plein de vidéos de mômes, de trois ou quatre ans, qui connaissent tous les morceaux, alors que je n’écris pas des chansons pour les enfants. Ça vient des parents et je le comprends, parce que c’était pareil chez moi, où je me laissais capter par des chansons qu’on écoutait à la maison, sans trop savoir pourquoi. C’est très touchant d’entrer dans les familles, et de plaire à plusieurs générations qui se font découvrir les chansons les unes aux autres. Sans mon père, j’aurais sans doute écouté d’autres styles de musiques, et fait ce métier différemment : je ferais peut-être de l’Electro dans un bar branché du 5ème arrondissement (rires) ! J’essaie de garder un rapport assez proche avec les gens, notamment sur les réseaux sociaux. J’aime bien raconter l’envers du décor de ce métier finalement assez méconnu. Les gens, y compris des proches de ma famille, ne savent rien du quotidien d’un chanteur. Ils ont déjà du mal à concevoir que c’est un métier : il leur aura fallu trois albums pour le comprendre… On a une vision fantasmée de ce métier qui fait rêver, et dont on sait peu de choses. J’essaie de le faire avec un peu d’auto-dérision et d’humour, de raconter ce qu’est une tournée, l’enregistrement en studio, etc. Il y a un côté artisan dans ce métier. C’est un travail de fourmi, qui implique beaucoup de gens de l’ombre, en studio, en tournée, sans lesquels on n’est rien…

– On parle souvent de filiation avec Renaud, mais tu as eu la chance de le rencontrer et devenir son « poto ». On vous a notamment vus ensemble à l’expo Renaud à la Philharmonie de Paris. Quels sont vos rapports ?
On est assez proches, et on se donne des nouvelles régulièrement. Il est très fidèle, et assez bouleversant à mon égard. Je lui envoie toujours mes albums en premier, un peu aussi par superstition. Il est super émouvant. Il m’appelle pour qu’on bouffe ensemble, alors que plein de gens essaient de le voir, en vain. Il m’a appelé à la sortie de l’album. Le fait que l’album lui plaise légitime à mes yeux tout ce qui peut se passer après. Je peux me prendre toutes les critiques possibles dans la gueule, quelque part ce n’est pas grave. Le fait de faire perdurer cette famille de chansons doit le toucher, parce qu’il a vécu cela au début de sa carrière avec Brassens. On les a beaucoup comparés et s’en revendiquait, de la même façon que je dis souvent que je n’aurais pas écrit les mêmes chansons si je n’avais pas été bercé par Renaud. Bref, il est hyper important pour moi. Son regard est celui d’un parrain, qui a participé à mon lancement, mais pour autant, il ne vient pas interférer au plan artistique. Il ne m’a jamais donné un conseil… C’est hyper élégant de sa part.
– T’a-t-il sollicité pour son prochain album ?
Non, parce qu’il s’agit d’un album de reprises. Peut-être un jour, ce serait une manière de boucler la boucle…

– As tu des projets d’écriture pour d’autres ou ton écriture est-elle trop personnelle ?
On m’a demandé des chansons assez souvent, mais chaque fois que je finis un album, je suis pris dans un cycle et je n’ai pas pu donner suite. C’est un travail à part entière d’écrire pour d’autres. J’ai envie de le faire, mais il faut juste que j’en trouve le temps. C’est un super exercice et c’est touchant d’entendre ses mots dans la voix de quelqu’un d’autre. Ça m’est arrivé une fois, et c’était en duo avec Anne Sylvestre (« Y’a pas de retraite pour les artistes »). Pour le coup, j’étais bouleversé, d’autant que c’était elle-même une autrice. Après, c’est vrai que j’ai une manière d’écrire très typée, très réaliste, qui ne peut pas convenir à tout le monde. Tous les artistes ne racontent pas des histoires dans leurs chansons…
– Dans quelles circonstances as-tu rencontré Anne Sylvestre ?
Je la connaissais déjà avant de lui avoir proposé ce duo. Elle était très curieuse, fréquentait beaucoup les lieux de chanson, les derniers petits cabarets où l’on entend encore de la chanson, comme elle même en faisait. Elle a toujours été portée vers la jeunesse, curieuse de ce qui se faisait, ce qui était dans l’air du temps, impliquée dans les combats d’aujourd’hui … On s’est connus comme ça. J’avais évidemment une grande admiration pour elle, et quand j’ai écrit cette chanson qui parlait d’une femme passionnée qui n’arrivait pas prendre sa retraite, je parlais d’elle en quelque sorte. A 80 ans, elle avait encore son stylo à la main, à essayer d’écrire des chansons… je me rappelle qu’en studio, elle relisait mon texte en essayant de le perfectionner, d’en changer un mot qui lui paraissait inutile… Elle avait une exigence très forte. Je n’avais pas avec elle les mêmes rapports qu’avec Renaud. Il y avait davantage de distance, mais malgré tout une vraie affection. Quand la Sacem lui a rendu un hommage auquel j’ai participé, elle m’a ouvert les portes de chez elle, et montré son diplôme d’entrée à la Sacem, dans les années 60. C’était un moment intime… Entre nous, je ne suis pas certain que je serais capable de réussir cet examen, car il fallait savoir écrire la musique, ce qui n’est pas mon cas. Malheureusement, la vie a fait que nous n’avons pas eu l’occasion de nous voir beaucoup avec Anne, mais je sais qu’elle avait beaucoup de bienveillance à mon égard, et c’était d’autant plus touchant, que je savais toute l’exigence qu’elle avait envers les chansons d’aujourd’hui.

– Tu as été parrain des dernières rencontres d’Astaffort : que représente Francis Cabrel pour toi ?
Il fait partie des références qui m’ont donné envie de faire ce métier, avec Anne Sylvestre, Alain Souchon, Renaud, Jean Ferrat ou Allain Leprest. J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup d’entre eux et de partager des moments très intimes avec eux. Ce sont pour moi des moments aussi forts que d’écrire des chansons et donner des concerts. C’était hyper prenant comme exercice de participer à ces rencontres : il règne une énergie dingue, dans ces ateliers où il faut écrire une chanson, paroles et musique, en quatre heures. C’est hyper compliqué, mais en sortant de là, je n’avais qu’une envie, celle d’écrire vingt-cinq chansons d’affilée, alors que je sortais de l’écriture de mon propre album… Cabrel était hyper bienveillant, attentif au travail des participants. Il est passionné par l’écriture des chansons. Il m’a invité à visiter son studio, et nous avons chanté ensemble « La corrida » le soir. Il a même chanté « Les oubliés » avec moi. C’était un moment suspendu, totalement surréaliste. Au-delà des chansons, le personnage de Cabrel me fascine. Il a tellement de simplicité, d’humilité : c’est une force tranquille. Quand un album sort, on comprend pourquoi il a mis cinq ans à le peaufiner. Je suis hyper fan de son travail en studio, du son de ses guitares… « Un samedi soir sur la terre » ou « Des roses et des orties » sont pour moi des albums complètement cultes.

– Te sens-tu assez installé pour prodiguer des conseils aux jeunes talents, avoir un rôle de passeur ?
On a toujours un peu le syndrome de l’imposteur dans ces cas-là : je n’ai publié que trois albums, je n’ai pas écrit deux mille chansons comme Aznavour. Mais je me dis que je pourrai toujours leur donner un conseil, apporter quelque chose… On est quand même plus solide quand on a l’expérience de l’écriture.
– Te verrais-tu, par exemple, dans un jury de radio-crochet ?
Je ne sais pas. C’est difficile. Même dans dix ans, rien ne dit que ce ne sont pas les candidats qui m’apporteraient quelque chose, et non l’inverse.

– En qui as-tu repéré une certaine forme de descendance parmi les jeunes talents ?
On s’écrit assez fréquemment avec Baptiste Ventadour, que je n’ai pas encore rencontré. En plus, il est creusois aussi. C’est un lien supplémentaire entre nous. J’aime aussi beaucoup Noé Preszow. Et puis, je suis très fan de Clio, même si elle n’est pas plus jeune que moi. On a un peu démarré en même temps. C’est une immense artiste qui n’est pas encore reconnue à sa juste valeur… C’est une auteure-compositrice-interprète très au-dessus de beaucoup de monde. Elle arrive à écrire des choses fortes avec très peu de mots, ce qui est le plus difficile en matière de chanson… Elle est bouleversante. C’est une de mes artistes préférées, même si elle est dans une autre forme d’écriture, dans la force des images et l’économie des mots, à la façon d’un Souchon.
– Quel regard portes-tu sur le Gauvain débutant que j’ai rencontré au Connétable, il y a 4 ans ? Quels conseils lui donnerais-tu ?
Je me rends compte que le mec était complètement insouciant et plein de fougue. Il ne se posait pas du tout les questions que je me pose aujourd’hui, comme celle qui tourne autour de l’image que je renvoie. C’est toujours compliqué de savoir si elle est en accord avec celui que je suis. A l’époque, seules les chansons comptaient pour moi. C’était peut-être une force de ne pas se les poser finalement. Quant aux conseils, je lui dirais de ne jamais oublier ce pour quoi il s’est lancé dans la musique, de ne pas s’égarer, et de ne surtout pas trop écouter les conseils des autres.

– Tu es couvert d’éloges et de succès, mais tu fais aussi l’objet de critiques : y es-tu sensible ?
Bien sûr. Quand je lis les interviews de ceux qui prétendent s’en foutre, je ne peux pas y croire. Ca fait hyper plaisir quand une critique est positive, quand le mec a compris ta démarche, saisi les clins d’oeil, est allé au fond des choses, a lu le livret jusqu’au bout, etc. Mais quand la critique est négative, et surtout quand elle reste superficielle, c’est évidemment blessant. On cherche toujours a comprendre pourquoi le journaliste ne t’aime pas, ou te descend sur un aspect donné. Alors oui, je lis les critiques et j’y prête attention, mais je ne crois pas qu’une seule d’entre elles ait changé ma façon d’écrire ou de chanter.
– Et quel est le plus beau compliment qu’on t’ait fait ?
Très récemment, L’Humanité a titré : « Le Depardon de la chanson ». J’avoue que ça m’a beaucoup touché, d’autant que j’adore la photographie !
Propos recueillis par Eric Chemouny
Photos : Frank Loriou (DR/UM)
