Antoine Le Grand

Le goût de l’étrange

Transfuge du monde de la mode ayant fait ses classes auprès de géants comme David Bailey, Bruce Weber ou Jean-Paul Goude, Antoine Le Grand a marqué de son regard précis et inventif l’univers iconographique de la plupart des grands noms de la chanson française de ces 30 dernières années, avec ses images révélatrices de l’âme et de la personnalité profonde des artistes, d’Alain Bashung à Etienne Daho ou Zazie. Il nous a fait l’immense privilège de se raconter avec une gentillesse et une modestie confondantes, avant de nous livrer quelques uns de ses illustres portraits, toujours vibrants de poésie et de tendresse, comme autant d’éclats magnifiques de sa quête éperdue de l’aléatoire et de l’étrange… 

autoportrait . Antoine Le Grand

– Comment êtes-vous venu à la photographie ?

Je suis né dans un milieu d’artistes en Bretagne. Mon grand-père était sculpteur, peintre et photographe, et son père était lui-même photographe. Mon oncle aussi était photographe et cinéaste. Très jeune, j’ai donc baigné dans cette atmosphère. Il y avait des studios, des labos et des négatifs un peu partout chez nous. Très jeune, mon père m’a confié un appareil assez simple, et vers l’âge de 10 ans, je disposais déjà d’un Rolleiflex, qu’il chargeait, déchargeait et développait pour moi. Tout a démarré comme ça. J’ai arrêté l’école assez jeune et je suis parti à l’aventure avec des amis d’enfance, entre Londres et Paris. Par hasard, j’y ai rencontré un gars qui travaillait dans un grand studio de location, et qui m’a proposé de commencer à gagner un peu ma vie. Je me suis retrouvé assistant de plateau, ce qui m’a permis de rencontrer beaucoup de grands photographes dans le milieu de la mode, notamment François Lamy avec lequel j’ai travaillé pendant un an et demi pour de grands magazines et de grosses marques. On a fait le tour du monde ensemble… Ensuite, je me suis mis en freelance. J’avais rencontré pas mal de ses copains lors de nos déplacements, pendant les collections notamment. J’ai ainsi pu travailler avec David Bailey, Bruce Weber, Lothar Schmid, Bernard Matussière…

– En quoi consistait d’être freelance aux côtés de ces géants de la photo ?

Ils venaient à Paris pour faire des shooting de mode, de publicité ou des portraits. Ils m’appelaient et j’organisais le set pour eux. A l’époque, ils avaient des agents bien sûr, qui s’occupaient de leurs contrats, mais il n’y avait pas le même système de production qu’aujourd’hui. Je m’occupais du matériel, d’aller developper les films, les leur rapporter à l’hôtel, ce genre de choses…

Jean Paul Goude par Antoine Le Grand / Modds

– Vous avez aussi été assistant de Jean-Paul Goude !

Oui, je l’ai rencontré dans un studio et je l’ai accompagné pendant 5 ans. C’était très intéressant parce qu’il est multi-cartes. On baignait dans une ambiance très musicale. C’était la fin de son histoire avec Grace Jones, et beaucoup de musiciens tournaient autour de nous : Sly and Robbie, les mecs de Yello, etc. Entre le collage, le dessin, la peinture, il est incroyable ! C’est très difficile d’être polyvalent comme lui, tout en restant fidèle à une ligne de travail…

– Vous rappelez-vous votre première séance avec une personnalité ?

C’était une écrivaine asiatique, dont j’ai fait le portrait pour Libération, mais j’ai hélas oublié son nom…

– Comment avez-vous basculé du milieu de la mode à celui de la musique et du cinéma ?

De par ma formation et mon parcours, j’ai toujours flirté avec la mode, ce qui m’a apporté beaucoup de choses comme avoir des accointances avec certains couturiers, pouvoir m’introduire dans des coulisses, faire du reportage pendant la préparation des défilés, surtout avec Azzedine Alaïa d’ailleurs. Mais en réalité, j’étais surtout attiré par les caractères, les tronches. Du coup, j’ai reçu assez rapidement des commandes de portraits de toutes sortes de personnes, issues surtout du monde artistique, des architectes, des musiciens… Dans le milieu du cinéma, c’est venu un peu plus tard, quand j’ai travaillé avec Libération, et surtout avec Première. Je suis alors beaucoup allé au festival de Cannes : c’était intense et très intéressant de rencontrer tous ces gens qui font un travail magnifique.

– Avez-vous besoin d’aimer le travail de vos modèles pour les photographier ?

Au départ, je dois vous avouer que je prenais toutes les commandes. Ce qui m’intéresse dans le portrait, c’est la qualité de la présence, de l’énergie contenue. Je travaillais beaucoup avec les labels Barclay, Virgin, etc. Il m’arrivait d’être moins attiré par la musique de certains artistes, comparé à d’autres sur lesquels je sautais à pieds joints et qui m’inspiraient pour les photos, tellement j’avais écouté leurs morceaux en boucle avant les shootings. En même temps, quand une personne vient vers vous parce qu’elle aime beaucoup votre travail, c’est la moindre des choses de s’intéresser à elle, même si on n’aime sa musique qu’à moitié. C’est une personne de plus à rencontrer, et j’en ai rencontré de fantastiques, dont je n’ai pas forcément écouté le disque en boucle ensuite. De même avec les gens de cinéma, que j’ai pu rencontrer lors de festivals…

– Vous n’avez jamais été déçu par un artiste dont vous aimiez le travail ?

Non, ou très rarement, avec certains acteurs en particulier, qui étaient trop azimutés et incontrôlables. Dans ces rares cas, les photos ne sont pas faites, ou je n’en étais pas très fier au final.

autoportrait . Antoine Le Grand

– À titre personnel, quels sont vos goûts musicaux ?

En ce moment, j’écoute beaucoup de choses. C’est très hétéroclite : ça va de Alan Vega, à Brian Eno ou Can, un groupe allemand de Rock progressif des années 70-80. J’écoute  pas mal de musiques de films aussi. J’aime l’ambiance qu’elles installent…

– Travaillez-vous en musique pendant les shootings  ?

Quand, je suis en studio, je me sers de la musique pour créer une atmosphère : tout est musical et varie en fonction des vibrations. Je suis toujours à la recherche de l’aléatoire, de l’équation entre l’équilibre et le déséquilibre, la musique m’aide beaucoup et l’atmosphère change selon que j’écoute du Rock, de la Techno ou une musique d’ambiance. L’énergie va crescendo grâce à la musique, selon l’importance du travail à accomplir. Pour une sortie de disque, il y a souvent la pochette d’album, les singles et le dossier de presse à faire, ce qui peut prendre une bonne journée de studio. On commence alors doucement et l’énergie grandit au fil de la journée grâce à la musique…

– Faites-vous une distinction entre musiciens et acteurs dans leur rapport à l’image ?

Non, un modèle reste un modèle. Tout est dans l’énergie qui se dégage subitement, l’étrangeté inquiétante ou apaisante qui se révèle, selon les personnes. Toutes ces personnalités me sont inconnues au départ, je ne les connais que par leur travail.

– Vous avez quand même travaillé avec des modèles réguliers…

C’est vrai, j’ai beaucoup travaillé avec Alain Bashung, Etienne Daho, Zazie… C’étaient des rencontres magnifiques au départ. Je les ai accompagnés en studio, en tournée, si bien qu’il ont fini par devenir des amis. 

– Comment préparez-vous les séances ? Quelle est la part d’improvisation ?

Tout dépend de la commande. Au festival de Cannes, c’est forcément de l’improvisation. On doit être extrêmement concentré, et savoir se métamorphoser, maitriser l’art de communiquer. Il faut savoir s’octroyer un endroit donné, imposé et être réactif face à cette contrainte. Dans mes logiques de travail, j’ai toujours plusieurs séries en route. Ensuite, il faut s’arranger pour faire en sorte que la lumière devienne intime, jusqu’à l’intérioriser. Les gens se sentent alors en confiance et à l’aise, loin de toute forme d’agressivité. Quand je dois travailler pour un album, j’écoute beaucoup les chansons, je rencontre l’artiste et on passe du temps ensemble. Des idées me viennent à l’écoute des chansons, j’en parle avec l’artiste et on en discute. Mais il m’arrive aussi d’y aller les mains dans les poches. J’ai l’habitude et j’ai un fond de commerce qui me permet de contrôler la technique dont je ne m’occupe plus du tout. Je me concentre uniquement sur l’image et sur ce qu’elle va dégager, capter le moment où tombe le masque et se révèle la personne, comme si c’était la première fois que je faisais un portrait… En même temps, il faut tout contrôler, sans en avoir l’air.

– Avez-vous réalisé des clips ?

Non, j’ai eu des demandes en ce sens, quand je travaillais pour des boites de productions comme Bandit et Première Heure. Je ne sais pas pourquoi elles n’ont pas abouti. Cela dit, c’est un autre travail qui me semble assez pharaonique. J’aime travailler en petite équipe, avec un assistant, un coiffeur, un maquilleur… Tout le tralala d’un tournage de cinéma me déroute un peu, mais quand on est directeur de la machine, je pense que c’est intéressant. J’essaie un peu d’écrire actuellement, mais pour l’instant, je n’arrive pas encore à articuler ces bribes de textes pour en faire une histoire et un film. Si je devais ensuite en faire un story board, je ferais alors appel à un dessinateur, car je dessine très mal. Jean-Paul Goude me disait toujours de prendre un crayon, au lieu d’allumer une cigarette. Il considérait qu’à force de dessiner, je ne pouvais que m’améliorer… 

– Quelles sont vos influences en matière de photographie ?

Helmut Newton, Duane Michals, Pierre Molinier, me parlent beaucoup. Mais il y en a tellement…

– Y-a-t-il encore des personnalités que vous aimeriez photographier aujourd’hui et qui manquent à votre tableau de chasse ?

Oui, j’aimerais bien photographier Lee Scratch Perry, qui a été le producteur de Bob Marley à la base et a ensuite fondé son propre label en Jamaïque. Il doit avoir autour de 80 ans, mais c’est resté un jeune homme que je suis sur Instagram. J’aimerais bien photographier Bertrand Belin aussi. J’aime sa musique et je le croise de temps en temps, mais un peu moins ces derniers temps, alors que nous sommes pourtant voisins… En plus, il avait pastiché une photo d’Alain Bashung que j’avais faite, en hommage sans doute au chanteur.

Alain Bashung par Antoine Le Grand / Modds

– Cette photo de Bashung est restée iconique, qui a eu l’idée de cette gestuelle ?

Elle vient de moi. Je suis un gros fumeur et parfois, quand je suis dans mon canapé, il m’arrive de mettre le bras par derrière la tête, la cigarette coincée entre les doigts. Je tire ainsi une taf en réfléchissant.

– Quel souvenir gardez-vous de Bashung ?

J’ai passé des moments merveilleux, très intenses, avec lui. C’était un personnage qui filait des frissons à son contact, un grand monsieur… J’ai beaucoup de mal à réécouter ses disques. Ça me fait chialer… Il avait un côté très calme, lancinant et en même temps, il pouvait vous sortir une blague à mourir de rire. Je suis parti en tournée et j’ai passé une semaine en studio d’enregistrement dans le sud de la France avec lui et ses musiciens. C’est un souvenir inoubliable !

– Faisiez-vous des photos de lui en concert ?

Non, plutôt des photos construites en studio d’enregistrement ou dans la campagne, dans des endroits que l’un ou l’autre avions repérés. Cela dit, il m’est arrivé de faire des photos de concerts, notamment avec Etienne Daho pour son album à l’Olympia. Je l’ai pas mal suivi en tournée en France. C’est un autre exercice, très agréable finalement. Je m’habille alors comme un Ninja et je crapahute partout sur la scène. Personne ne me voit, caché derrière la batterie, ou dans les coulisses, tout en haut pour faire une vue en plongée. J’essaie aussi de jouer de superpositions avec toutes ces lumières sur scène, que je recolle par dessus le visage de l’artiste. Je me suis bien amusé à cet exercice pendant longtemps, avec un matériel assez léger, des 24×36.

– Outre cette photo de Bashung, quels sont vos autres « tubes », de votre point de vue ?

Je n’en ai pas conscience, ce sont les autres qui me le disent, et ça fait super plaisir à entendre. On me parle souvent de la photo de Iggy Pop avec un chapeau melon sur la tête, ou celle de Jean-Paul Goude avec des scotchs qui tirent ses joues, comme un lifting. Ce sont des images qui ont été énormément vendues et vues.

Iggy Pop par Antoine Le Grand / Modds

– Avez-vous loupé certaines rencontres ?

Oui. J’avais un rendez-vous avec David Bowie qui s’est annulé. J’avais proposé à Vogue Hommes une série de mode avec des musiciens connus. On a commencé avec Iggy Pop que j’avais déjà photographié. On a fait toute une série pendant deux jours dans un hôtel parisien, et la deuxième série était avec Peter Gabriel, qui s’est montré absolument charmant. Le troisième devait être David Bowie… L’idée est ensuite passée à la trappe à la rédaction du magazine. Ça reste un immense regret bien sûr.

– La dernière personnalité photographiée ?

JonOne, un artiste graffeur. Parmi mes dernières rencontres pendant cette période pas très drôle, il y a eu aussi Jonas Burgert, un peintre allemand très talentueux, assez classique mais à l’univers très ténébreux, à mi-chemin entre la peinture ancienne et contemporaine. On a passé du temps ensemble à faire le tour de Berlin, déjeuner, avant de passer une journée en studio, dans un très grand loft. Nous sommes restés amis, et il m’a invité à travailler chez lui. Je dois prochainement y faire une résidence… L’idée me plait beaucoup.  

– Qu’est-ce qui fait courir Antoine Le Grand après toutes ces rencontres ?

Avant toute chose, j’aime être surpris par ce que je fais, fonctionner à l’instinct. Faire des photos est un exercice très agréable et purificateur qui m’apporte une énergie incroyable. Et puis, c’est un privilège d’être photographe, de voir ce que les autres ne voient pas, comme d’avoir la faculté de voir en noir et blanc, ce que seuls les photographes, les cinéastes, les peintres, les graphistes arrivent à faire. J’ai passé des moments merveilleux avec des gens exceptionnels : chaque photo a une histoire, renvoie à une anecdote… C’est très positif comme travail, tout en étant au service du… négatif ! (rires).

– Quels sont vos autres projets ?

J’ai des projets de livres, mais avec le Covid, tout est un peu en « stand by ». L’éditeur de mon précédent livre, en 2017, est malheureusement décédé alors qu’il était prévu de publier un deuxième tome. Ces dernières années, j’ai travaillé davantage sur des projets personnels : j’ai beaucoup de « cartouches » prêtes à être exposées, à présent que les galeries rouvrent… Ce sont des travaux qui n’ont rien à voir avec le portrait, mais plutôt des recherches sur les thèmes de l’ombre, du brouillard, de l’électricité, du sexe mais sans être hardcore, puisque ce sont des photos de femmes en extase. J’ai une série d’auto-portraits aussi… Il va falloir que j’aille faire un peu de relations publiques maintenant, ce qui n’est pas mon fort (rires) !


Entrez dans la Galerie JSM d’Antoine Le Grand : 16 portraits iconiques . Cliquez ici pour commencer la visite...

Propos recueillis par Eric Chemouny

Crédits photos : © Jérôme Bonnet / modds // autoportrait (DR)

Contacts: Site: https://antoine-legrand.com 

Instagram: https://www.instagram.com/antoine.le.grand/ Agence MODDS

Aucune autre utilisation n’est permise. Ainsi, aucune publication ne pourra être faite sur des comptes tiers, ni sur d’autres sites web ou autres support de quelque nature, ni sur une nouvelle publication sur le même site. Aucune altération de l’image ni détournement de son contexte ne sont autorisés. Aucun transfert de cette autorisation à un tiers n’est possible, et la photo ne peut pas être utilisée à des fins professionnelles, commerciales ou promotionnelles, ni à des fins de propagande politique ou autre.

© les auteurs, les photographes, les artistes et JE SUIS MUSIQUE. L’utilisation et / ou la duplication non autorisée de ce matériel sans l’autorisation expresse et écrite de l’auteur et / ou du propriétaire de ce site est strictement interdite. Des extraits et des liens peuvent être utilisés, à condition que le crédit complet et clair soit donné aux auteurs : Photos à droits gérés © JEROME BONNET / MODDS