MYLENE FARMER
Un coeur qui bat la démesure
C’est l’événement musical du mois et sans doute de l’année : Mylène Farmer est en concert, près de 6 ans après sa tournée “Timeless” et affiche une fois de plus complet pour cette nouvelle série de concerts, 9 au total, programmés entre le 7 et le 22 juin. A l’instar de la tournée “Avant que l’ombre” en 2008 , Mylène a posé son (méga)show dans un endroit unique à la démesure de ses envies : l’U-Arena Paris La Défense. Lors de la première, nous avons découvert seconde après seconde, et pour une fois vierges de toute exfiltration médiatique des multiples surprises, ce gigantesque show futuriste.
On nous avait prévenus à coup de superlatifs sur ce show promis comme son plus grandiose et autant le dire tout de suite, on ne nous avait pas menti. Et pour garder le plaisir intact et prendre toute la mesure d’un show démesuré de deux heures totalement subjugantes, nous nous devions de balayer d’emblée tout ce pourrait subjectivement faire de l’ombre à l’éclat de ce spectacle pour mieux en savourer la lisière de sa perfection : méthodiquement, évacuons la polémique sur son supposé playback car nous n’y avons vu que du feu, évacuons les gestes et mimiques routiniers de la mégastar, ses larmes, évacuons les discutables blancs entre les chansons, évacuons aussi et enfin, les oublis remarqués d’une setlist qui a fait la part belle à certains albums comme “Ainsi Soit-je” ou “Innamoramento”, en laissant de côté “Monkey Me”, “Point de Suture” ou “Cendres de lune” ainsi que des tubes attendus comme “Dégénération” (pourtant dans le thème de ce show), “XXL”, “Du temps”, “A l’ombre”, même le single “Désobeissance” (!!!), ou pire encore, celui qui a fait sa première gloire, “Libertine”, pour ne citer que ceux-ci.
Cela étant dit et écrit, déjà oublié et pardonné, place maintenant au concert le plus monumental qu’il nous ait été donné de voir et qui va vite rendre obsolète ce relevé de fausses notes très subjectives.
Car force est de constater et de reconnaître que le génie visuel et technique de ce nouveau show de Mylène Farmer est totalement stupéfiant. L’émerveillement est constant et soutenu, plaisir des yeux, des sens et des sensations et ce, bien avant l’entrée en scène de la reine de ce royaume de lumières.
Des écrans comme des méduses sont suspendus comme en apesanteur dans l’enceinte de cette Arena aux allures océanographiques, transpercées de lumières translucides qui laissent place à des portraits digitalisés en noir et blanc de visages, de figures d’inconnus, symbole de la naissance d’un monde peut être, début d’un big bang visuel hors du commun. Le coup d’envoi est donné quand ces monolithes inquisiteurs d’un monde qui va s’ouvrir sur un futur sombre, s’élèvent dans le ciel de l’Arena. Et c’est là-haut, précisément que Mylène Farmer , la reine des arrivées grandioses, va descendre, debout, immobile, dans un halo lumineux, une lune rousse rencontrant la Terre, dans un tourbillon métallique, de spots de lumières bleues et d’armatures tourbillonnantes. Elle vient se poser au bout d’un proscénium amovible qu’elle traverse ensuite lentement de dos pour rejoindre l’immense scène de l’U-Arena (monstre de longueur et de profondeur).
Commence alors le bien nommé “Interstellaires”, qu’elle chante pour la première fois, laissant découvrir l’ampleur des infrastructures monumentales qui ornent la scène de gauche à droite, de bas en haut et qui commencent à se mouvoir pour converger en son centre. Dans un costume de Jean-Paul Gaultier qui signe toutes les tenues splendides de ce show, cerclée de ceintures cuivrées, Mylène Farmer est absolument rayonnante. Retrouvailles d’une star avec un public qui continue de lui témoigner une fidélité absolue. Au terme de ces concerts, ils seront 235 000 à l’avoir retrouvée pour mieux la voir disparaître sans doute (nous y reviendrons…). Derrière elle, sur les immenses écrans qui avalent la scène et sur les façades de métal d’un vaisseau spatial, défilent les images d’une ville futuriste qui se plie et se déploie à en donner presque le vertige. En moins de 10 minutes, Mylène Farmer vient de pulvériser tout ce qu’on a pu voir jusqu’à présent sur une scène française: il y a du relief, de l’ampleur, de l’espace rempli et animé et il y a de l’histoire. De l’histoire dans ses images, dans ses mouvements, dans ses danseurs, dans ses chorégraphies, l’histoire de notre monde de sa naissance avant les hommes à sa fin programmée, transposé dans une évocation dystopique en souffrance destiné à se consumer.
La promesse de l’ambition sera tenue deux heures durant avec une succession de tableaux phénoménaux, couches successives d’une apocalypse annoncée. La première heure passe à la vitesse d’une étoile filante. La star enchaîne ses tubes plus puissants les uns que les autres, réservant surtout, titre après titre, bon nombre de surprises. Elle fait la part belle à des chansons qu’elle n’avait jamais chantées en live : “Interstellaires”, “Rolling Stone”, “Stolen Car”, “Des larmes”, “M’Effondre”, “Un jour ou l’autre” et exhume aussi des tubes qu’elle n’avait pas interprétés sur scène depuis très longtemps : “Sans logique” … depuis 1989, “Pourvu qu’elles soient douces”, “California”, “L’âme-stram-gram”, “Ainsi soit-je” depuis 2009 et “Innamoramento” depuis 2000, beaux morceaux témoignant d’une carrière unique.
Durant cette première partie démesurément dingue, les surprises de la scène et de sa mise en scène se révèlent et se renouvellent, chanson après chanson, dans un déploiement d’idées visuelles qui laissent bouche bée : des projections de paysages futuristes et spatiaux comme autant d’hommages au cinéma de science-fiction, “Inception”, “Blade Runner”, “Tron” contrastant avec la duplication assez sobre d’un Sting sur les écrans noirs sur “Stolen Car”. Mylene Farmer explore aussi l’expérimental et le contemporain, comme cette représentation en tryptique stylisée d’un taureau sur “Sans logique”, clin d’œil ultra moderne au clip de Laurent Boutonnat, ou encore cette ville faîte de cendres aux personnages neutrons dont les yeux laissent percer le mystère d’un univers en accéléré sur “M’effondre”, qu’elle chante pour la première fois et qui est l’un des plus beaux tableaux de ce spectacle sombre et fou, aussi effrayant que superbe grâce aux images extraites de “Ghost Cell”, le court-métrage intriguant de Antoine Delacharlery (2015).
Cette première partie jubilatoire s’achève dans ce moment de communion avec le public où, en dame blanche iconique, déesse immaculée indétrônable, elle quitte la grande scène pour venir s’avancer sur le proscenium où au milieu de ses fans, accompagnée de son pianiste, elle livre une trinité de titres doux … et laisse couler ses premières larmes : “Un jour ou l’autre” – “Ainsi soit-je” – “Innamoramento”. “Je sais que je pleure beaucoup mais c’est mon émotion et je vous la dois, merci.” lâchera-t-elle le lendemain de ce premier concert et dans des variantes similaires les soirs suivants.
Débute alors une seconde partie qui ne sera pas en reste et qui commence très fort avec “Sans contrefaçon”, l’un de ses plus grands tubes que reprennent d’une seule voix les 27 000 personnes venues l’applaudir ce soir comme les autres soirs. Elle est rejointe par ses 16 danseurs auxquels il faut rendre ici hommage, tant ils font corps avec cette mise en scène audacieuse et démesurée. Ce sont eux qui redonnent vie à des chorégraphies qui ont traversé des décennies et qui sont comme le prolongement du corps de la star. En formation serrée ou en déploiement bien orchestré, ils composent un ballet intergalactique et sensuel totalement cohérent avec une humble modernité du geste.
Après ce déferlement d’hommes et de lumières, après l’un de ses tubes les plus aimés du public, Mylène Farmer enchaîne avec ce qui est sans doute le titre le plus commenté et controversé de son dernier album : “Histoires de fesses” dont elle semble vouloir prendre ici la revanche. Douche froide dans la setlist? Non: il faut dire que, contre toute attente, ce titre, si indigeste sur l’album, est une insoupçonnable surprise, amplifié par des images conceptuelles et saugrenues de formes désarticulées faites de mercure d’or et de peaux difformes, avouons-le artistiquement très puissantes. Avec ce titre en pied de nez, elle gagne indéniablement la partie contre ses réfractaires. Et comme pour enfoncer le clou envers les critiques négatives de son dernier album (dont nous faisions honnêtement partie), elle enchaîne avec le faux tube “Sentimental”, dernier survivant de “Désobéissance” qui fera fi de l’attente d’un “N’oublie pas” (Mylène a privilégié Sting plutôt que LP comme invité virtuel) ou du single-titre de l’album, pourtant de loin le meilleur, le seul qu’on attendait de voir sur scène. Incompréhensible (mais pardonnable) choix qui témoigne surtout de l’extrême liberté d’une star qui règne envers et contre tout sur la chanson française depuis près de 35 ans.
Après cette gentille ballade pop, apparaissent sur tous les écrans dans un relatif silence , les premières images glacées d’une banquise en perdition. Puis les premières notes de son plus gros tube à ce jour : “Désenchantée” provoquent l’hystérie collective (comme toujours), amplifié par une scénographie complexe et géniale, à base de mouvements aériens de plateaux amovibles, d’écrans animés et de jeux de lumières ahurissants. Avec ses images majestueuses des glaciers bleus translucides, se teintant de rouge sang recouvrant toute la scène et ses monolithes suspendus, magnifiques et royales, le show prend ici toute son ampleur et le tube résume en 7 minutes toute la puissance de sa proposition. 3 blocs se soulèvent et se suspendent au dessus de la fosse, pivotent, montent et descendent: ils semblent nager comme des baleines au cœur d’un océan de mille et une lumières, sur eux, Mylène et ses danseurs. Syndrôme de Stendhal sur cette vision onirique et réinvention totale de la notion même de concert lié au spectacle et à la technologie mise à ce service. Le public ne fait qu’un avec la reine, osmose absolument parfaite et jubilatoire entre un artiste, son art et ses fans associés à une puissance visuelle et technique hors du commun. Rarement une mise en scène a occupé autant tout l’espace d’une salle de concert. C’est tout simplement bluffant.
Dernière pose “émotion” avec l’incontournable “Rêver” ou assise sur le rebord d’une scène encore en apesanteur, Mylène se laisse une nouvelle fois aller à ses émois, dans un torrent d’images intergalactiques, sobrement grandioses. Avare de paroles, elle lance à son public, toujours fidèle à ses rendez-vous: “Je vous aime tant“.
La dernière partie, sans doute inspirée par la tendance “Game of Thrones” va clôturer en beauté un megashow qui laisse sans voix du début à la fin : assise sur un trône de fer, orné d’une tête de loup, reprenant la pose de la photo de la pochette de son dernier album signée Jean Baptiste Mondino, Mylène interprète un tube très attendu par les fans, qu’elle n’avait pas chanté depuis 10 ans : “Je te rends ton amour”, sombre tableau qui s’empourpre dominé sur un écran géant par ce qui pourrait être la représentation d’une Mylène Farmer du futur, humanoïde inquiétante, avant d’enchaîner avec le dernier morceau précédent un ultime rappel, rapide mais puissant : “Fuck Them All”, qui commence par un court extrait de “C’est dans l’air”, mince consolation d’un album laissé ici pour compte (“Point de suture”) . La version est à peine reconnaissable, très rock, très remixée, très violente mais qu’importe, le tableau est à nouveau affolant et splendide et met en valeur une toute dernière fois tous ses remarquables danseurs, de cape et d’or vêtus. Mylène quitte la scène avec un timide “au revoir”…
C’est fini ou presque. La déesse rousse revient pour un seul rappel, une seule chanson et pas des moindres tant elle est symbolique pour ceux qui la suivent sans relâche depuis toujours : “L’Horloge”, tout premier titre de son album “Ainsi soit-je”. C’est avec cette chanson, cette mise en musique du poème de Baudelaire, qui ouvrait ses premiers concerts en 1989 (qui vient enfin de sortir en DVD, Blu Ray et edition collector, lire ici) qu’elle choisit de refermer celui-ci, semblant boucler une boucle qui inquiète déjà son public, y voyant le signe d’une possible retraite.
Et le spectacle époustouflant qu’elle va nous offrir sur cet ultime titre ne va pas le rassurer: toute de rouge vêtue, Mylène Farmer revient sur scène pour annoncer sa fin du monde, minuscule icône au milieu d’images apocalyptiques, de montagnes de crâne dont l’âme s’est envolée dans un travelling saisissant aux confins de notre monde défunt, au rythme du son martelé des aiguilles du temps qui passe avec au bout du voyage, la mort annoncée. Quand tout est mort autour d’elle, symbole que tout a une fin, Mylène consume son spectacle, telle la créatrice de son propre univers qui n’en fait qu’une bouchée. Toute la gigantesque scène de l’U-Arena s’embrase, s’enflamme et réduit en cendres l’histoire de sa propre humanité. Mylène signe ici symboliquement sa destruction et celle de son univers, disparaissant dans les flammes pour toujours. Au moins ce soir. Fin de l’Histoire.
Cette vision désagrégée incroyablement sidérante, plus vraie que nature, marque la fin d’un spectacle commencée dans une quiétude bleutée, qui en paradoxe à cette extinction d’âmes et d’hommes, s’est humanisé au fil des représentations. Soir après soir, la star s’est rapprochée de son public : quelques mots en plus, quelques attentions, quelques erreurs humaines aussi (comme par exemple mercredi 12 juin, où elle se trompe de chanson entre “Innamoramento” et “Rêver”, ce qui détend l’atmosphère…). Mais alors que sort ce nouveau numéro de JE SUIS MUSIQUE et que la belle n’est qu’à la moitié de ce voyage interstellaire, nous pouvons attester que ce que nous venons de voir marquera l’histoire, car oui : nous venons d’assister en avance, au premier megashow du futur.
Gregory Guyot
Crédit photos : Affiche officielle TS3 + Nathalie Delépine (DR) – Reproduction strictement interdite
Illustration originale : Olivier Coulon (DR) – Reproduction interdite sans l’accord de l’artiste.