PIERRE LAPOINTE
La scène du coeur.
Après avoir construit le concert parfait pour la tournée “Paris Tristesse” en 2015, et après la sortie de “La science du cœur”, son dernier album encensé par la critique et le public, en octobre dernier, Pierre Lapointe s’est placé la barre très haute pour son nouveau spectacle très attendu, enfin présenté en France, après le tour du Quebec : supplanter l’un et magnifier l’autre dans un défi impossible? C’était méconnaître l’homme dont le mal de vivre qu’il avait chanté, magnifiquement emprunté à Barbara, continue de nourrir une oeuvre à cœur ouvert, à peine anesthésiée des blessures des sentiments.
Le concert qu’il a offert à la Cigale ce 13 février dernier fait la part belle à ce dernier album singulier, exigeant et grandiose. Ainsi, lorsque le rideau pourpre s’ouvre, le chanteur est déjà là debout devant nous, longue veste de cuir noir, s’en venant livrer une confession intime pendant près de deux heures terriblement intenses et agréablement éprouvantes. Rarement l’artiste ne s’était autant mis à nu, mêlant la souffrance du corps à l’élan du cœur, la tristesse et le désarroi à l’humour vitriolé et si réaliste. Il se plie, se crispe et se déploie d’un coup, sage sur un piano, faussement détaché et vraiment cynique devant ses touches d’ivoire, éprouvé devant ses notes et ses mots. Nous sommes en totale compassion volontaire et en parfaite soumission presque amoureuse. Cette troublante relation entre lui et son public de plus en plus fidèle et nombreux est presque religieuse, dogmatique, comme sous l’emprise d’un gourou sans espoir.
Il aime répéter qu’il vaut mieux aller bien pour venir le voir, il aime rire des couples qui (ne) vont (pas) bien (en réalité), il aime se moquer des émotions balbutiantes des autres autant que de ses propres faiblesses, il aime se cacher derrière l’ami stupide, le faux ami pour mieux rire de ses amours perdus et retrouvés. C’est tout le charme, dont il semble assez conscient, qui éclaire ce tour de chant, ce tour de force, d’une dépression effectivement annoncée. Ce charme dans ses interludes parlées, beaucoup plus parcimonieux que sur “Paris Tristesse” mais toujours aussi drôles et qui donnent aux mots l’intelligence totale de leur sens en abrasant les nôtres. Comme lorsqu’il raconte “après la chanson sinon on ne l’écoutera plus pareil si c’est dit avant” ce qu’était au départ “Je déteste ma vie” : il finit par avouer qu’elle devait s’appeler “Je déteste Paris”… Effectivement. Ce charme dans ses appels à la tendresse, dans ses violences verbales, dans les stupidités et les bassesses de cupidon, dans les aberrations conjugales et les mots du désespoir. Ce charme dans ses gestes désuets d’une chorégraphie minimaliste sur “L’étrange route des amoureux” qu’il annonce comme “l’un des deux moments heureux du concert” avec “Mon prince charmant” qu’il enchaîne illico comme pour balayer la perspective d’un bonheur.
Car Pierre Lapointe est vraiment comme ça, un homme de scène, un “humain de scène”, un tragédien du quotidien, qui l’occupe de sa propre réalité et de son envie d’aimer au bout du compte, comme pour affirmer la propre normalité d’un spectacle de vie, représentation minimaliste d’un coeur en mal d’aimer. C’est beau, bizarre, comme ces larmes qui coulent sur nos joues, si facilement.
Dans l’interview qu’il nous avait accordée (à relire dans JSM #2), Pierre Lapointe nous disait: “Pour faire ce métier comme je le fais, il faut être un peu habile avec l’introspection et la remise en question. C’est une chose qui me fascine depuis l’enfance : j’essaie de me situer, de comprendre mes réactions, en allant chercher très loin. Je suis extrêmement lucide, si bien que je peux avoir un regard très sombre, et voir la vie en noir. Mais cette lucidité me conduit aussi à être très positif pour être socialement fonctionnel. J’ai appris à être normal ; c’est tout un travail…”
Cette approche, il la doit peut être à David François Moreau avec qui il a crée ce si bel album “entre Montréal et Paris… pendant un an et demi” et qu’il remercie avec une émotion et une affection palpables. Il remercie aussi le public “qui a acheté son billet (…) parce que l’industrie va mal”. Il remercie (et nous avec) les deux musiciens qui l’accompagnent sur la scène, aussi brillants que discrets: Philippe Chiu au piano et Joao Catalao au marimba.
Grâce à une totale réorchestration, les trois artistes donnent une ligne étonnamment cohérente à une setlist qui va pourtant puiser dans toute la carrière et la discographie du chanteur malheureux, dans un exercice très difficile tant la richesse des territoires que le chanteur a exploré jusqu’à aujourd’hui sont ici réinventés dans des versions très élégantes : l’instrumental à quatre mains “Erwan”, le détesté “Pointant vers le Nord” mais “choisi par David François Moreau”, “Le Halo des amoureux” ou encore son titre “post moderniste” comme il le dit : “Alphabet” dédiée à Amanda Lear “que personne ne connait au Quebec” pour ne citer qu’eux. Ainsi, des premières notes du concert sur “Qu’il est honteux d’être humain” à son ultime morceau, son “tube qui sera joué le jour de [sa] mort” : “Deux par deux rassemblés”, Pierre Lapointe interprète une vingtaine de titres à fleur de larmes. On en oublie totalement les chansons attendues mais oubliées de cette setlist, tellement il ne nous manque plus rien entre lui, son oeuvre proposée et nous.
Comme pour souligner la froideur des cœurs qu’il déroule, le trio évolue dans un cercle formé de stalagmites de néons aux lumières évolutives et hypnotiques offrant à chaque chanson une mise en scène visuelle sobre et forte à la fois.
A l’issue d’un concert triomphal, le grand Pierre Lapointe quitte la scène, trop vite. Après un second concert donné à la Cigale le 14 février, il reviendra en France le 22 octobre prochain à la salle Pleyel. On l’y attend de tout notre cœur.
Gregory Guyot.
_
Crédit photos: Gregory Guyot (D.R./ @I_am_Gregg / JSM) // Pierre Olivier Signe (D.R) – concert du mardi 13 février 2018, à la Cigale.
_
Un extrait revisité de “Mon Prince charmant” tel qu’il est présenté sur la tournée “La Science du coeur”:
Un commentaire sur « »