TONY FRANK :

SERGE GAINSBOURG & MOI…


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De Johnny Hallyday à Véronique Sanson, en passant par Mick Jagger, Barbara, Bob Dylan ou Michel Polnareff, les plus grandes stars se sont livrées à l’objectif du talentueux Tony Frank. Photographe devenu aussi légendaire que ses illustres modèles, il a aussi et surtout réalisé les plus beaux clichés de Serge Gainsbourg, dont il avait réussi à gagner la confiance et surtout l’amitié. A l’occasion de la publication de son magnifique ouvrage «Gainsbourg, 5 bis rue de Verneuil », préfacé par Charlotte Gainsbourg, nous ouvrant les portes du mythique hôtel particulier où le génie a vécu pendant plus de 20 ans et créé ses plus belles chansons, nous avons rencontré le photographe pour évoquer leur riche collaboration, et la confection minutieuse de ce livre d’art, aux images rares et précieuses…

– Comment avez-vous rencontré avec Serge ?

A la fin des années 60, sa maison de disques Philips m’avait demandé de faire une pochette de disque. Je me suis pointé chez lui, un samedi matin, à 11 heures. A l’époque, on sortait beaucoup le soir à Saint-Germain-des-Près, jusqu’à 4 ou 5 heures du matin. J’avais du très peu dormir du coup. Il y avait un peu de soleil. J’ai frappé à la porte ; il l’a entrouverte, l’air un peu gêné, presqu’aussi intimidé que moi. Il m’a demandé si j’allais bien ; j’ai répondu que oui, même si je n’avais dormi que trois ou quatre heures. Il m’a rétorqué qu’il avait tout ce qu’il fallait, mais qu’il lui manquait des citrons. Je ne comprenais pas bien, mais on est ressorti acheter deux citrons chez l’épicier du coin. Une fois rentrés, il a pris deux verres, les a remplis d’une dose de vodka, d’une autre de jus de tomate, arrosé de Worcestershire, la sauce anglaise, et de Tabasco. Et il a pressé les deux citrons par dessus. C’était en quelque sorte un Bloody Mary, mais avec des dosages façon Gainsbourg, en inversant les doses de tomate et de vodka. Il m’a dit : « buvez-ça, car si vous avez peu dormi, moi je n’ai pas dormi du tout ! ». Moi qui avais pourtant l’habitude de boire de l’alcool à l’époque, y compris des choses très pimentées, j’ai eu du mal à finir mon verre… Effectivement, ça décrassait ! On a fait les photos dans la cour de sa maison : au final, au lieu de ne faire qu’une pochette, les photos ont servi pour cinq pochettes et une de ces photos est celle dont il disait qu’elle était sa favorite. D’ailleurs, toutes les « femmes » de sa vie, Jane, Charlotte et Bambou, ont un tirage de cette photo chez elles. Bambou m’a même raconté qu’il voulait la mettre sur son passeport, mais que ça n’avait pas été possible parce qu’il a une clope à la main dessus…

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– Cette première rencontre a déclenché une relation de fidélité assez rare entre un artiste et un photographe…

Oui, cette première approche s’étant bien passée, il m’appelait de temps en temps pour faire des photos pour des pochettes, des projets d’affiches, ou des reportages pour les journaux. Il m’arrivait aussi de l’appeler à la demande d’un magazine pour faire un sujet. Sinon, il arrivait qu’il m’invite chez lui pour parler de projets de photos, et quand j’arrivais à l’heure du déjeuner, je le trouvais assis dans ce que j’appelais son bureau, c’est à dire son canapé à l’entrée, avec son téléphone, son standard, son paquet de Gitanes, son Cricket et surtout son Zippo. Ensuite, il passait ses coups de fil, son petit agenda Hermès à la main. Au bout, d’un moment, sans avoir parlé de rien, il me proposait d’aller manger : entre l’apéro, le vin et l’Armagnac, on finissait par passer beaucoup de temps à table, mais ce n’était pas du temps perdu. On parlait beaucoup de peinture, de l’école flamande, d’artistes qu’il affectionnait et qui m’ont ensuite donné des idées d’éclairage pour des portraits, etc. Il me parlait aussi beaucoup de littérature. Depuis quelques années, je dis souvent qu’il me manque beaucoup pour cela, car je l’avais déjà pas mal perdu de vue quand il est devenu Gainsbarre. Quand j’ai revu Bambou pour un premier livre consacré à Serge, il y a 9 ans, elle m’a avoué qu’un jour, Serge s’était inquiété de ce que je devenais. Elle lui avait répondu que j’étais parti en tournée avec Johnny et qu’il y avait peu de chances de me revoir. Et malheureusement, cela s’est avéré exact. J’ai perdu son contact, et je regrette de ne pas l’avoir revu dans les derniers jours de sa vie. Mais c’est vrai que quand il a commencé à endosser ce personnage de Gainsbarre, j’ai pris de la distance, car c’était toujours un peu triste et déprimant de faire des photos avec lui à cette époque. Juste avant son Casino de Paris (automne 1985), son visage était bouffi, et je le sentais moins à l’écoute. Il ne comprenait pas mes indications, comme toujours un peu dans le potage. Je trouvais cela dommage, et ça m’était difficile. Mais quand il s’est mis à l’eau, dans les derniers temps, j’aurais pu effectivement le revoir et je regrette aujourd’hui de le l’avoir pas fait.

– Quelle a été votre impression quand vous avez pénétré dans cette maison qui ne répondait pas forcément aux codes de déco de l’époque ?

J’étais surpris, mais comme je visitais beaucoup d’intérieurs de gens, je n’ai pas été particulièrement heurté, d’autant que j’avais l’habitude de traîner dans des night-clubs, aussi sombres que cette maison.

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– Comment est née l’idée de ce livre ?

Depuis quelques années déjà, Charlotte Gainsbourg veut faire un musée de cette maison. De mon côté, je persiste à penser que ce n’est pas réalisable : c’est trop petit, il y a trop d’objets, trop fragiles, sans compter les risques de vols, etc. Mais elle a cela en tête, et n’en démord pas. Pourquoi pas, après tout. Comme le projet traine, elle m’a contacté par l’entremise de Jean-Pierre Prioul, qui a d’ailleurs écrit les légendes du livre et s’est occupé de l’entretien de la maison depuis 25 ans que Serge est parti. Il avait travaillé avec lui pendant près de 20 ans. Je ne l’avais pas connu à l’époque ; on s’est croisés en quelque sorte. Il lui servait d’homme à tout faire, et habitait deux portes plus loin. Charlotte souhaitait faire une sorte d’inventaire de tout ce qu’il y avait dans la maison, sachant que beaucoup d’objets de valeur étaient à l’abri dans un coffre à la banque. L’idée s’est présentée de faire des photos de ces objets et elle a pensé à moi, en se rappelant la confiance que son père avait en moi. Je suis donc allé chez elle en décembre 2016 ; on a parlé de cette idée de reportage photo, pièce par pièce, et je lui ai suggéré d’en faire un livre, dans la mesure où le projet de musée n’avançait pas, pour faire profiter son public d’une visite de la maison. J’ai fait les photos pendant une semaine, avec un copain chef électro de cinéma, pour respecter l’ambiance de la maison, éclairée par de toutes petites lumières. On a travaillé pendant cinq ou six jours, puis Charlotte a sorti des objets de la banque et j’ai terminé les prises avec ces objets. je lui ai ensuite soumis les photos qu’elle a toutes validées.

– Vous avez réalisé la toute première photo de Charlotte, dans le ventre de Jane, sur la pochette de l’album « Melody Nelson »… Vous souvenez-vous des circonstances de cette séance culte ?

C’est vrai. Je m’en souviens d’autant plus, que j’en suis plutôt fier. Cette pochette fait partie de mes deux photos « célèbres », avec l’affiche de Polnareff montrant ses fesses. Disons que la photo de « Melody Nelson » est plus classieuse et surtout, elle est devenue plus internationale que celle de Polnareff. J’avais fait des photos de l’enregistrement de l’album à Londres. Serge travaillait dans la maison de Jane à Chelsea, avec l’arrangeur Jean-Claude Vannier. Il m‘a appelé quelques semaines plus tard pour me demander de retenir un studio pour faire la pochette de l’album. J’ai donc loué un studio dans lequel j’avais l’habitude de bosser. Je ne connaissais pas trop le concept du disque, je faisais confiance à Serge, mais je n’avais pas trop de détails et je n’ai pas trop posé de questions. Je suis arrivé au studio, et Jane, peu de temps après. J’ai installé ce fond bleu ciel et réglé les éclairages. Jane était un peu fatiguée et chafouin comme souvent les femmes enceintes. Elle se demandait ce que faisait Serge et commençait à s’inquiéter. Il a fini par arriver, avec sa fameuse mallette, dans laquelle il avait toujours une cartouche de Gitanes, une liasse de Pascal, comme il disait (n.d.l.r : les ex billets de 500 F.), de ceux qu’il aimait bien brûler à la télé, et une perruque. Pour détendre Jane, voyant qu’elle n’était pas bien, il lui a posé la perruque sur la tête. C’était la perruque imaginée par Serge pour Melody Nelson qui a les cheveux rouges dans le disque. Elle s’est mise en place avec Monkey, cette peluche que lui avait offert son oncle quand elle était enfant, et qui a été enterrée dans le cercueil avec Serge, je crois. Donc, j’ai fait les photos sans trop savoir de quoi il en retournait, à la différence de Serge qui était derrière moi et donnait des indications à Jane. Ensuite, j’ai fait la photo intérieure de Serge en chemise blanche, devant un mur de briques, dans la cour de sa maison. J’ai fait trois films, soit plus d’une centaine de photos pour cette séance. Il se marrait à ce que je racontais, mais il subsiste un mystère sur lequel je regrette aujourd’hui de n’avoir pu l’interroger : la photo qu’il a choisie est la seule sur laquelle il ne regarde pas l’objectif. Je ne saurai jamais pourquoi.

JeSuisMusique JSM Serge Gainsbourg Melody Nelson par Tony Frank

– Hormis Charlotte, avez-vous gardé des contacts avec Jane et les autres membres de la famille ?

Je les ai revus quand j’ai fait ce précédent livre sur Serge, et je croise Jane de temps à autre. A l’époque, on se croisait beaucoup les uns et les autres : je voyais beaucoup Johnny, Julien Clerc, Michel Jonasz, Véronique Sanson, Michel Sardou, Serge Lama et plein d’autres, parce qu’on avait des séances photos quasiment tous les jours pour des magazines comme Salut Les Copains ou Hit Magazine, ou encore des pochettes de disques. On allait beaucoup manger ensemble au resto, où on tombait sur d’autres artistes, etc. On sortait beaucoup, on traînait jusqu’à deux ou trois heures du mat’, pour boire un verre au Bilboquet ou chez Castel, après avoir soupé, quand on avait fait des photos jusqu’à 22 ou 23 heures. Il arrivait aussi qu’on s’appelle pour faire une partie de poker chez les uns ou les autres. C’était une autre époque, beaucoup plus conviviale, sans animosité entre les artistes, ni véritable concurrence, chacun ayant son style différent et son propre public. Je me suis rendu compte en revoyant des archives, que pendant quatre ou cinq ans, je travaillais de 11 heures du mat’ à 23 heures, 25 jours sur 30. Mais c’était davantage un plaisir qu’un travail. Je bougeais beaucoup, entre Londres, les Etats-Unis, etc. Je regrette de ne pas avoir pris de notes sur un cahier pour garder une trace précise de tout ce que j’ai fait… On oublie si vite : on m’a rappelé dernièrement qu’à une époque, j’ai possédé plusieurs Golf Volkswagen. Je l’avais complètement oublié…

– Comment avez-vous travaillé sur la construction du livre ? Comment aborder la maison comme une oeuvre et non comme un lieu d’habitation ?

Très simplement, il s’est construit pièce après pièce, en suivant le cheminement de la visite de la maison. Je suis entré et j’ai d’abord photographié le salon, la cuisine, etc.

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– Comment s’est fait le choix de la photo de couverture ?

Le processus a été très long, pas sur le choix de la photo elle-même, mais sur le traitement de la couverture. Au début, le maquettiste avait envie d’un fond gris avec du texte noir. J’ai d’abord pensé que ce serait sinistre et pas très vendeur, quand je l’ai vue en taille réduite sur un ordinateur.  Et puis finalement, j’ai pensé qu’elle se démarquerait et serait assez classe. On a hésité entre deux photos, celle-ci et celle avec la marionnette (page 75). Tout le monde adore cette dernière photo, que des gens achètent même dans des galeries d’art. Certains y voient toute une symbolique, allant jusqu’à se demander qui est la marionnette de l’autre. Mon souci quand j’ai fait cette photo était un problème d’éclairage. A l’époque, on ne se trimbalait pas avec des assistants, des coiffeurs et des maquilleurs. J’avais réglé les éclairages pour qu’il y ait la même ombre sur son visage que sur celui de la marionnette. Sauf que je me suis presque engueulé avec lui. il m’arrêtait pas de jouer avec la marionnette et de gesticuler : c’est pourquoi j’en garde un mauvais souvenir et une certaine insatisfaction, parce que ce ne sont pas exactement les mêmes éclairages sur leurs deux visages. Je comprends que les gens trouvent cette photo mignonne, mais on a opté finalement pour une photo sur laquelle Serge était plus visiblement dans son décor. C’était plus intime et immédiat. Je l’ai photographié plusieurs fois dans ce bureau où il travaillait : j’ai appris que quand il avait écrit ses textes de son écriture illisible, avec ses ratures, etc, il faisait venir une dame qui les tapait à la machine, et il jetait ensuite les feuilles de papier au fur et à mesure.

– Au-delà du travail sur les éclairages, la consigne était-elle de ne rien modifier où avez-vous mis en scène les différents objets pour les rendre plus photogéniques ?

On n’a pratiquement rien touché. Hormis quelques objets qui avaient été déplacés et remis en place par Charlotte, tout est resté comme il y a 25 ans, car de son vivant Serge n’aurait pas supporté que l’on déplace les objets. Chacun était disposé au centimètre près. Tout en discutant avec lui, vous le voyiez replacer un objet que vous auriez déplacé en parlant. Il était extrêmement maniaque. Simplement quelques jours avant que je ne commence ce travail, Lulu Gainsbourg avait enregistré une chanson de son album dans la maison. Il avait demandé à Christophe de lui prêter son énorme piano à queue, qui avait été installé dans le salon.

– Pourquoi avoir fait le choix de passer certaines photos originalement en couleurs, en noir et blanc (page 19 : Serge et l’homme a la tête de chou) ?

Comment savez-vous cela ? C’est exact. Une fois que j’avais fait toutes les photos de la maison, je me suis dit qu’un bouquin de photos des objets ressemblerait à un catalogue. Ca me semblait statique, alors j’ai eu l’idée de reprendre certaines photos anciennes et de remettre Serge en scène dans ce décor. D’abord, en revoyant ces photos couleurs, je me suis rendu compte que beaucoup de photos de l’époque étaient un peu éclairées à l’arrache. Il n’y avait pas de numérique ; c’était plus compliqué. J’arrivais avec un flash de studio et ça écrasait un peu l’ambiance. D’autre part, je trouvais bien de les passer en noir et blanc pour créer une cassure justement, à l’exception d’une seule, dont je sais pas pourquoi elle est restée en couleurs, dans la chambre des poupées de Jane. Sans doute parce qu’en noir et blanc, en ressortait une impression de fouillis.

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– Avez-vous eu des consignes particulières, comme celle de ne pas photographier certains objets, certaines pièces, des obligations de plans larges ?

Non aucune.

– On ne voit pas la chambre des enfants, les toilettes, et peut être d’autres pièces encore ?

Les toilettes au rez-de-chaussée n’ont rien de particulier. Quant à la chambre des enfants, c’était une pièce que Serge louait juste après la cuisine, et à laquelle on accédait par une porte aujourd’hui transformée en porte-placard, comme on le voit sur les photos. Les deux filles, Charlotte et Kate, occupaient cette chambre que Serge a rendue à son propriétaire quand elles sont parties.

– Avez-vous fréquenté Kate, lorsqu’elle devenue photographe à son tour ?

Je l’ai croisée quelquefois à titre privé, mais pas de façon professionnelle.

– J’ai entendu Charlotte dire qu’elle n’ouvrirait pas toutes les pièces d’un éventuel musée, par pudeur à l’égard de Serge, notamment la chambre ou la salle de bains…

Si on supprime l’accès à ces pièces, il ne reste pas grand chose à visiter, la maison étant relativement petite. La salle de bain est assez ordinaire, à l’exception de certains objets. Quant à la chambre, je reconnais que quand je faisais les photos, je contournais l’endroit où Serge est tombé le jour de sa mort. Mais cette chambre a son importance dans son histoire : plus jeune, il avait dormi chez Salvador Dali, dans une chambre dont les murs étaient peints en noir, et il s’était promis qu’il ferait la même chose chez lui, le jour où il aurait de l’argent. C’est ce qu’il a fait, en commençant par la chambre, puis les autres pièces… Contrairement à ce que pensent les gens, ce n’est pas triste ou sinistre : c’est même très classe avec ces portes et ces fenêtres peintes d’un vernis blanc, et ce magnifique dallage…

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– Selon vous, que raconte cette maison sur Gainsbourg que les gens ne savent pas ?

On découvre son univers, ses passions, comme celle pour Marilyn, ses sources d’inspiration au travers de ses lectures notamment. On y apprend la façon dont il vivait au quotidien. On voit par exemple qu’il n’y a pas grand chose dans la cuisine, parce qu’il ne mangeait quasiment jamais là. Il ne s’en servait que pour se faire des cocktails… Un jour, il m’a fait remarquer qu’il avait fait poser une porte transparente à son frigo. Ca n’existait pas à l’époque. Il en était super fier, m’expliquant qu’on pouvait voir ce qu’il y avait dedans sans ouvrir la porte. J’ai éclaté de rire, parce qu’en l’occurence, il n’y avait rien dedans, à l’exception d’un beurrier et d’une bouteille de champagne.

– On est frappé aussi par la cohabitation entre des oeuvres d’art de grande valeur, et des gadgets enfantins, ou des objets relatifs à sa carrière…

Oui, il gardait beaucoup de choses qui le concernaient, mais il faut avoir beaucoup de place pour cela. Et ça devient vite un nid à poussière. Jean-Pierre Prioul m’a raconté qu’à un moment, il n’était pas retourné dans la maison depuis deux ou trois mois, et qu’à son retour, il avait trouvé des cafards partout. Il avait du tout nettoyer au pinceau, les livres etc. Personnellement, je regrette de ne pas avoir gardé mes premiers albums d’Asterix ou de Tintin. Je me suis fait avoir aussi quand j’ai revendu mes premiers disques des Beatles, des Stones ou de Bob Dylan, avec leur couverture cartonnée, que j’ai revendus à un musicien qui faisait de la vente sur le Cidisc et m’a tout racheté pour une poignée de cerises… Enfin bref, je m’en fichais un peu à l’époque, mais certains objets ont une valeur sentimentale. C’était aussi le cas pour Serge. Il possédait tout un tas d’objets dont on ne connait pas l’origine ou la valeur, au milieu d’autres plus symboliques comme ses Victoires de la Musique, ancien modèle, posées sur une étagère. J’ai même failli ne pas les photographier, je ne voyais pas l’intérêt…

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– A voir la mise en valeur des coupures de presse, disques d’or, etc, Il semblait être le premier spectateur de sa propre réussite…

Absolument. Il était très fier et imbu de sa personne, avec un ego très exacerbé. Je me rappelle être allé chez lui alors qu’il venait de faire un disque avec Catherine Deneuve. Il avait mis en exergue la pochette du disque mais aussi sur le porte-revues, les couvertures de Paris-Match ou de Lui qui le concernaient… Il ne banalisait pas du tout ces évènements : c’est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas Internet et les journaux avaient un impact plus important. Dès qu’il voyait un article sur lui, il le découpait et le faisait encadrer, qu’il s’agisse de sa crise cardiaque, ou de son histoire avec les parachutistes à Strasbourg suite à sa reprise de « La Marseillaise ». J’ai découvert des tas de unes de journaux encadrées que je n’avais pas vues, à l’époque où je le fréquentais beaucoup.

– Curieusement, il pouvait faire encadrer une série de photos de lui avec sa marionnette des Guignols, et désacraliser des objets d’art de grande valeur, simplement posés ici et là…

Oui, j’ai d’ailleurs failli ne pas photographier ce mur de photos avec sa marionnette, que je trouvais sans interêt. Mais Jean-Pierre m’a raconté que quand il descendait de sa chambre en fin de matinée, la première chose qu’il faisait était de regarder ce panneau en le saluant et en faisant « ah ah ! ».

– Il était fan dans l’âme, limité fétichiste (Marylin, les figurines, les insignes de l’armée…), avec son petit Panthéon personnel…

J’ai l’impression qu’on l’est tous plus ou moins, selon les générations. Pour Johnny ou moi, c’était James Dean, Marlon Brando ou Elvis Presley. Serge était d’une génération plus âgée pour laquelle la poupée Marilyn Monroe était incontournable.

– Au sujet de Marilyn, on retrouve aussi son côté provocateur et sale gosse farceur, lorsqu’il fait cohabiter une carte postale d’elle avec un livre sur le cunilingus ?

Je n’y avais pas fait gaffe. C’est en faisant un plan plus serré sur une partie de la bibliothèque, et en visionnant ces photos après coup, que je m’en suis rendu compte : j’ai éclaté de rire…

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– Quelle est l’histoire de cette chambre des poupées, à laquelle tout un chapitre est consacré ?

C’était la chambre de Jane, son espace à elle, remplie de ces poupées qu’elle collectionnait. Je pense qu’il y en avait beaucoup plus à l’époque et qu’elle en a emportées. De même que certains membres de la famille ont du emporter quelques bricoles. Un jour, Serge m’a conduit dans cette pièce en me disant : « t’as vu ! c’est la chambre de Jane. Elle est partie pour un moment : viens, on va faire une photo ! ». Sur la photo, on dirait un gamin de dix ans qui fait une bêtise derrière le dos de ses parents.

– On pourrait être surpris d’ailleurs qu’après le départ de Jane, Serge ait conservé sa collection de poupées, ou ses flacons dans la salle de bains…

Je pense qu’il a gardé ses flacons dans la salle de bain, parce qu’il a toujours espéré qu’elle reviendrait. Un jour, alors qu’elle était déjà partie vivre chez Jacques Doillon, j’étais allé faire des photos avec Charlotte et Serge. C’était un samedi, puisqu’elle passait le week end chez lui. Elle devait avoir 14-15 ans. J’avais fait des repérages à La Défense, quelques jours auparavant. J’en parle avec nostalgie, parce que ce ne serait plus possible de le faire dans ces conditions aujourd’hui. J’étais allé les chercher avec ma voiture. Serge a prêté une chemise en jean à Charlotte, si bien qu’ils se sont retrouvés habillés de la même façon. On est partis comme ça, sans assistant, j’avais deux appareils, l’un en couleurs, l’autre en noir et blanc. A l’époque, il y avait plein d’immeubles avec des façades miroir, si bien que ça me servait de réflecteur naturel. On s’est garé en bas des immeubles comme un fleur. On a fait les photos en 45 minutes, et au moment de les ramener chez eux, il m’a proposé d’aller dire bonjour à Jane. Je repense à ce jour chaque fois que je repasse place du Trocadéro. Sur le chemin, il m’a dit : « eh dis-donc, on a bien travaillé, on va s’en jeter un ! » On s’est garés sans problème également. On est rentrés dans le bistrot, et comme Serge avait l’habitude de commander un 102 (un double 51), partout où il passait, le garçon l’ayant reconnu lui a demandé : « Alors monsieur Gainsbourg, je vous sers un 102 ? ». Il lui a répondu : « Non, non, un 153 ! », juste pour l’emmerder… Après avoir bu un coup vite fait, on est allés rue de la Tour, dire bonjour à Jane. Il y avait Lou Doillon. Ce jour-là, j’ai fait la seule photo que j’aie de Lou, sur les épaules de Serge. Ce n’était pas un beau bébé d’ailleurs…

Je Suis Musique JSM TONY FRANK Charlotte et Serge

– Serge semblait être resté très connecté à l’enfance avec la présence de soldats, d’oiseaux de faïence, de friandises… 

Oui, c’est vrai. En revanche, les friandises sont celles des enfants. Jean-Pierre Prioul m’a dit qu’il s’agissait des bonbons de Lulu, mais Charlotte a rectifié pour me dire que c’étaient les siens. Du coup, la légende dit : « friandises des enfants », pour ne pas faire de jaloux (rires). Ce sont vraiment ceux de l’époque, de même que les épices sur les rayonnages de la cuisine, sont celles de l’époque, dans le même agencement.

– Rétrospectivement, on se dit que ce devait être étrange de vivre dans le musée de sa propre vie, mais davantage encore pour ses femmes, qui ont du cohabiter avec les photos et les souvenirs des précédentes (Bardot, Jane…)…

Oui, à la différence que Bambou ne vivait pas là. Elle venait quelques jours par semaine, mais habitait dans une autre maison vers la place d’Italie, qu’elle a fait aménager quasiment à l’identique de celle-ci, avec du tissu noir aux murs, des encadrements laqués blancs aux portes et fenêtres, et le même carrelage.

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– L’oeuvre de Stefan de Jaeger est encore dans la chambre avec une pose de Bambou attachée. Qui a choisi cette pose symbolique ?

Ce doit être Serge, mais le concept original de l’oeuvre à base de Polaroïds est bien celui de l’artiste. Il y a une autre oeuvre de Serge imaginée sur le même concept. Cet artiste était venu et avait étalé toutes les pièces sur le lit en demandant à Serge de ne toucher à rien, si bien qu’il me semble qu’il a du aller dormir à l’hôtel.

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– Vous consacrez une double page au dressing et au style néodandy très caractéristique de Gainsbourg : les fringues étaient-elles un sujet de débat pendant vos séances photos ?

Non, il n’y a jamais eu de débat sur ce sujet avec Serge, à la différence de certains jeunes artistes débutants de l’époque, que j’ai pu conseiller en fonction de leur style de musique, quitte à leur prêter des vêtements m’appartenant, comme Mike Brant ou C.Jérôme et quelques autres. J’allais souvent aux Etats-Unis et rapportait des vêtements qu’on ne trouvait pas en France. Pour être « dans le coup », je leur passais des T-Shirts, des blousons en jean, etc. Serge, comme Johnny, ou même Eddy Mitchell, et Julien Clerc, avaient des vêtements qui leur collaient. Toute sa vie, Johnny a été un grand caméléon, tant sur le style de musique, que sur le plan vestimentaire : il a traversé les époques, du Rock pur et dur, en jeans et blouson de cuir, à la période plus Hippie avec des vestes à franges et chemises à fleurs, ou aux années Mad Max. Sans compter sa période Nathalie Baye, en costume cravate. Avec son physique, tout lui allait bien. Pour en revenir à Serge, est arrivé un moment où il a stabilisé ce look, aidé par Jane, composé d’une veste rayée, de chaussures Repetto, d’un jean bleu ciel qu’il coupait lui-même avec des ciseaux pour le franger en bas, et d’une chemise bleue ciel, qui succédait à une chemise Kaki avec des badges de boyscout américain, qu’il a aussi portée à une époque. Il avait trois chemises, trois jeans, et c’est tout. Il avait du réaliser que c’était plus pratique pour s’habiller sans se poser de questions le matin. A l’époque de « Melody Nelson », il n’était pas encore dans ce trip-là. Il portait un pantalon en tissu, avec une chemise. Quand on voit les portraits de l’époque, on remarque les plis de repassage sur les chemises. C’est drôle ! Je ne l’ai remarqué qu’après coup. Et surtout, quand il a eu écrit « Euvgenie Sokolov » chez Gallimard, qu’il appelait NRF pour faire plus chic, il était tellement heureux que le manuscrit soit pris, qu’il m’a appelé chez moi pour me dire : « eh dis-donc, p’tit gars, je signe le contrat aujourd’hui ! tu pourrais pas venir faire une photo ? j’mets le costard ! ». J’ai répondu : « Quel interêt ? » . Il m’a dit : « C’est important pour moi ! ». On s’est retrouvés au bout de la rue, devant la plaque NRF, il a pris la pose dans son costard rayé avec sa chemise blanche et une mallette à la main.

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– On a le sentiment qu’il avait un éternel besoin de revanche sur la vie…

Oui, comme beaucoup de gens de cette génération qui ont connu la misère. Il faisait beaucoup de choses pour prouver sa réussite, notamment vis à vis de son père…

– Pourquoi avoir voulu consacrer un épilogue au peintre Gainsbourg, apparemment sans lien direct avec la maison elle-même ?

C’est un peu le scoop du livre. Dans la maison, il y avait un tableau de Serge que Charlotte avait enlevé. Comme on le sait, Serge avait détruit toute son oeuvre comme artiste peintre, à l’exception d’un ou deux autres tableaux qu’une de ses sœurs et Juliette Gréco doivent encore posséder. Avant qu’il ne détruise tout, son père avait fait des photos : quelqu’un en a récupéré des diapos et me les a prêtées. C’était l’occasion de montrer ces 4 tableaux au total au public, qui ne les aurait jamais vus sinon.

– S’il ne fallait garder qu’un objet pour vous dans cette maison, ce serait lequel ?

Je ne sais pas… Il y a des tas d’objets anecdotiques qui m’ont amusé comme le paquet de cigares dédicacé par Pierre Beregovoy ou la jarretelle de mariée de la fille Belmondo, mais me concernant, je garderais peut être le Zippo, si emblématique.

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– Enfin, vous consacrez un chapitre à la façade qui mérite d’être consolidée d’ailleurs, fascinante déclaration d’amour en mouvement perpétuel… Elle vous émeut aussi quand vous passez devant ?

Elle est repeinte très régulièrement en blanc. Mais dès le lendemain, elle est de nouveau taguée, etc. Donc, le mur finit par être très dégradé. Quand je repasse devant, je repense surtout à l’époque où il n’y avait pas tous ces graffitis, et même pas les grilles devant la porte, ni même à la petite fenêtre donnant sur la rue, à hauteur d’homme. A un moment, Serge m’a dit : il va falloir que je ferme les volets, parce que tous les gens regardent à l’intérieur. Voilà, je repense à tout cela. Cela dit, je ne repasse jamais volontairement devant, mais à une époque, il y a 7 ou 8 ans, j’évitais même de le faire, parce que j’y avais lu des insanités et des gros mots, concernant Charlotte surtout. Ca m’a rebuté.

– De son vivant, ce mur était aussi un baromètre de sa popularité…

Absolument, il sortait de chez lui et regardait ce que les gens avaient écrit de nouveau. Il voulait tellement être aimé, surtout par les jeunes… C’est pourquoi aussi je regrette que « Melody Nelson », ne soit devenu culte qu’après sa mort. Quand il est sorti, il n’en a même pas vendu 30.000 exemplaires, malgré une campagne d’affichettes dans tout Paris, alors qu’un bon album se vendait en moyenne à 500.000 exemplaires. A cette même époque, j’avais fait la pochette de « L’Avventura » pour Stone et Charden qui réalisait la meilleure vente de l’année. Ca avait cartonné… Du coup, Serge faisait la gueule…

– Allez-vous exposer ces photos ?

Oui, le livre n’a pas été fait dans cette optique, mais ça s’est décidé récemment, car Serge aurait eu 90 ans cette année. Des photos du livre, ainsi que quelques portraits, seront exposés à partir de mi-mars, à la Galerie de l’Instant, rue de Poitou, dans le Marais, sous forme de diptyques présentant la pièce nue aujourd’hui, et la même avec Serge. C’est dans cette galerie que j’ai déjà exposé l’an dernier pour les 25 ans de la disparition de Serge…

– Après avoir photographié les plus grands, qui auriez vous aimé avoir à votre palmarès ?

Je regrette bien sûr de n’avoir jamais pu photographier Elvis Presley et Frank Sinatra. J’adorais ce qu’ils faisaient musicalement, comme la plupart des artistes que j’ai photographiés, à l’exception de certains que j’étais contraints de photographier pour les magazines qui me faisaient travailler. Mais je les trouvais au minimum inspirants, parce qu’ils étaient débutants, et qu’on pouvait en profiter pour façonner une image large dans laquelle on les intégrait. Ce n’était pas des personnalités écrasantes comme les monstres sacrés de la chanson que j’ai photographiés.

 

Propos recueillis par Eric CHEMOUNY,

avec la collaboration de Gregory GUYOT

SG (14)

Crédit photos: Tony Frank (D.R.) – reproduction interdite.

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JSM remercie infiniment Tony Frank pour nous avoir confié ces clichés, publiés sous sa bienveillante autorisation.

 

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